Page:Mercure de France - 1er décembre 1918, tome 130, n° 491.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
387
L’ESPRIT NOUVEAU ET LES POÈTES

(plus vaste que l’art simple des paroles) où, chefs d’un orchestre d’une étendue inouïe, ils auront à leur disposition : le monde entier, ses rumeurs et ses apparences, la pensée et le langage humain, le chant, la danse, tous les arts et tous les artifices, plus de mirages encore que ceux que pouvait faire surgir Morgane sur le Mont Gibel, pour composer le livre vu et entendu de l’avenir.

Mais généralement vous ne trouverez pas en France de ces « paroles en liberté » jusqu’où ont été poussées les surenchères futuristes, italienne et russe, filles excessives de l’esprit nouveau, car la France répugne au désordre. On y revient volontiers aux principes, mais on a horreur du chaos.

Nous pouvons donc espérer, pour ce qui constitue la matière et les moyens de l’art, une liberté d’une opulence inimaginable. Les poètes font aujourd’hui l’apprentissage de cette liberté encyclopédique. Dans le domaine de l’inspiration, leur liberté ne peut pas être moins grande que celle d’un journal quotidien qui traite dans une seule feuille des matières les plus diverses, parcourt des pays les plus éloignés. On se demande pourquoi le poète n’aurait pas une liberté au moins égale et serait tenu, à une époque de téléphone, de télégraphie sans fil et d’aviation à plus de circonspection vis-à-vis des espaces.

La rapidité et la simplicité avec lesquelles les esprits se sont accoutumés à désigner d’un seul mot des êtres aussi complexes qu’une foule, qu’une nation, que l’univers n’avaient pas leur pendant moderne dans la poésie. Les poètes comblent cette lacune et leurs poèmes synthétiques créent de nouvelles entités qui ont une valeur plastique aussi composée que des termes collectifs.

L’homme s’est familiarisé avec ces êtres formidables que sont les machines, il a exploré le domaine des infiniment petits, et de nouveaux domaines s’ouvrent à l’activité de son imagination : celui de l’infiniment grand et celui de la prophétie.

Ne croyez pas toutefois que cet esprit nouveau soit compliqué, languissant, factice et glacé. Suivant l’ordre même de la nature, le poète s’est débarrassé de tout propos ampoulé. Il n’y a plus de wagnérisme en nous et les jeunes auteurs ont rejeté loin d’eux toute la défroque enchantée du romantisme colossal de l’Allemagne de Wagner, autant que les oripeaux