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téressée, puisse, par son expression maladroite, devenir grotesque. Et ce trait est l’un des éléments de comique les plus puissants du roman, comme il est lui aussi une preuve nouvelle de l’impossibilité où sont les deux amis de composer un Dictionnaire d’idées reçues. Ce sont des hommes sérieux imperturbablement, — sauf à de rares moments de détente, — qui peuvent bien avoir la pensée de dresser un inventaire méthodique et raisonné des inexactitudes ou des contradictions, des sottises ou des bizarreries rencontrées au cours de leurs lectures, — mais qui n’auraient jamais l’idée de rassembler dans un lexique les locutions toutes faites dont ils font eux-mêmes couramment usage sans en suspecter l’aloi.

Cette insensibilité au ridicule leur joue de mauvais tours ; — notez que ce défaut, si c’en est un, s’observe chez des savants authentiques,. Sans y entendre malice, Bouvard propose gravement — et devant quel auditoire ! — de créer des haras d’hommes pour améliorer la race. Fort de l’autorité de Robin, il rédige une pétition au conseil municipal pour permettre un lupanar à Chavignolles ! Il eût volontiers, comme Caton l’Ancien, félicité publiquement et nommément les jeunes gens de fréquenter les mauvais lieux plutôt que de débaucher les honnêtes femmes, sans se douter que des compliments de cette nature peuvent faire rougir ceux à qui on les adresse… Bouvard et Pécuchet sont restés candides comme des enfants, malgré l’accroissement prodigieux de leurs connaissances.

§

Devant leur bureau à double pupitre, les deux copistes sont maintenant attablés. Sur les rayons de leur bibliothèque, ils ont choisi des livres que marquent d’innombrables signets. Et comme s’est développée en eux la « faculté pitoyable de voir la bêtise et de ne plus la tolérer » (on ne saurait trop y insister parce que Flaubert, en écrivant cette phrase, a, je crois bien, livré sa pensée), comme ils ont souffert de la sottise, ils vont se venger[1].

Ainsi, Flaubert les a dotés d’un trait de sa propre nature : La bêtise humaine avait pour lui, comme dit M. Faguet, des « charmes atroces »[2]. Vis-à-vis d’elle Flaubert était dans des dispositions complexes :

  1. Remarquons que l’argument conserverait la même valeur si Bouvard et Pécuchet, au lieu de copier le sottisier, rédigeaient le Dictionnaire des Idées reçues.
  2. Emile Faguet, Flaubert, pp. 128-129.