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bêtise et de ne plus la tolérer », des amis de Barberou, le commis voyageur facétieux… Il y paraît encore, malgré qu’ils jugent maintenant leur ancien camarade. Comment, de temps en temps, le vieil homme ne renaîtrait-il pas en eux ?

Toutes les pasquinades douteuses, toutes les trivialités qu’on relève à leur charge n’empêchent point que leur esprit ait évolué. Maupassant, qui avait reçu les confidences de Flaubert, définit leur caractère dans cette phrase qui est à retenir : « Le livre est une revue de toutes les sciences telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples[1]. » Médiocres et simples, — oui certes, mais lucides, plus encore.

Avouons que ce propos de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir », est d’une profondeur de pensée qui mérite d’être rapprochée de la célèbre réflexion d’Hamlet : « Il y a plus de choses, Horatio, entre le ciel et la terre que n’en peut rêver notre philosophie ! »

§

Mais alors, quand ils vont reprendre la copie, Bouvard et Pécuchet ne manquent donc pas d’esprit critique. Des autodidactes comme eux — surtout à l’âge où ils commencent leur éducation scientifique — sont bien obligés, dans leur soif de tout connaître, de faire quelques écoles ; mais, en dépit du défaut de méthode dont ils ont souffert, ils ont acquis une discipline.

Sans doute, si l’on en juge d’après le plan des chapitres inachevés, leur conférence, en même temps qu’elle montre un complet mépris des opinions bourgeoises — et qui nécessite tout de même du courage — témoigne d’un manque de raffinement et d’une brutalité qui trouvent bien leur excuse dans ce qu’ils sont provoqués par l’hostilité sournoise des gens de Chavignolles.

Leur droiture foncière rend Bouvard et Pécuchet incapables d’humour : ils sont trop simples pour avoir le sens du ridicule. Ils disent ce qu’ils pensent, et ne conçoivent guère qu’une idée, du moment qu’elle est honnête, sincère et désin-

  1. Guy de Maupassant, loc. cit., , pp. xxiv-xxv.