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par hasard. En songeant à ce qu’on disait dans leur village et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux toute la lourdeur de la terre[1] ».

Est-ce là le fait d’imbéciles ? Souffrir pareillement de la bêtise bourgeoise, mais c’est toute la peine de Flaubert lui-même. Il suffit d’ouvrir au hasard un volume de sa Correspondance, pour l’entendre déplorer, lui aussi, que la terre soit peuplée jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot et d’autres Fourreau — et, j’imagine, il ne vient à personne l’idée que ce sont là réflexions d’imbécile.

§

Restent, à côté du développement intellectuel de Bouvard et de Pécuchet, des traits de stupidité, qui font un contraste si violent avec lui, — la tête de mort, par exemple, dont ils s’amusent à éclairer les cavités orbitaires en y plaçant une bougie, — que l’on serait tenté d’y voir la particularité dominante de leur caractère. Et ce serait une méprise. Ces amusements ou ces réflexions saugrenues semblent bien plutôt un indice de ce que l’élément comique, loin d’être bien fondu dans le roman, ne coule pas de la même veine, et n’est là que parce qu’il fallait que le livre fût grotesque. Mais n’oublions pas que nous ne devons point, au demeurant, juger Bouvard et Pécuchet comme une œuvre achevée, et que la disparate un peu choquante eût probablement été atténuée, sinon effacée, lors des corrections définitives.

Plus simplement peut-être cette opposition entre le développement intellectuel de Bouvard et Pécuchet, et les traits farces » — comme dit Flaubert — n’est-elle qu’un reflet de la propre personnalité de l’auteur. Lui aussi se plaisait à imaginer semblables divertissements qui le délassaient et offraient à ses yeux l’immense mérite de scandaliser le « bourgeois ». — N’oublions pas non plus que sa génération se montrait moins sottement prude que la nôtre ; rien d’étonnant alors à ce que nous trouvions si souvent dans Bouvard et Pécuchet comme un écho de rire du Garçon.

Et puis, ces honnêtes scribes ont été tous deux, avant que ne se soit développée en eux la « pitoyable faculté de voir la

  1. Bouvard et Pécuchet, ch. VIII.