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les personnages sympathiques de son livre ; et de tous les gens de Chavignolles, en vérité, Bouvard et Pécuchet sont non seulement les moins bêtes, mais encore ils sont les plus humains. Du comique qu’ils dégagent, il faut vite se hâter de rire, car il suffirait de réfléchir bien peu, pour avoir envie d’en pleurer ! Et cet élément comique paraît parfois tendu, volontaire, comme si Flaubert s’était repris soudain pour ne pas laisser voir sa sympathie, et parce que l’idée directrice du livre lui commandait de cacher ce sentiment sous l’accumulation des traits propres à rendre ses personnages grotesques. Ainsi, comme certaines peintures, le roman laisse voir des « repentirs » dont la mort n’a pas permis à l’auteur d’effacer les traces.

Il y a dans la littérature contemporaine un autre héros de roman célèbre, à qui rien ne réussit trop non plus des entreprises qu’il aborde, et qui, au fond de toutes choses a vite fait de trouver le néant. Il paraît bien téméraire, sans doute, de rapprocher des Esseintes — pur dilettante et esthète raffiné — de pauvres « primaires » comme Bouvard et Pécuchet. Mais la comparaison n’est point tant que cela paradoxale. Des Esseintes, aussi, fait le tour de toutes les connaissances humaines, et si son dilettantisme les lui fait estimer à la mesure du sénateur Pococurante, ne souffre-t-il pas d’un mal comparable à celui des deux copistes ? C’est la différence de l’éducation qu’ils ont reçue, du milieu où ils ont vécu, qui sépare plus que tout le reste des Esseintes de Bouvard et de Pécuchet. Tout près de la nature, d’une santé morale parfaite si on la compare à celle du héros d’A Rebours, ceux-ci sont moins malheureux, moins misérables que le névrosé décadent, pour qui, comme le pronostiquait Barbey d’Aurevilly, se posera bientôt, avec une force terrible l’inéluctable dilemme : choisir entre les pieds delà croix ou la bouche d’un pistolet[1]. Pour consoler leurs déceptions, Bouvard et Pécuchet choisiront le travail.

A ce propos, remarquons que le dénouement des deux livres est comme un symbole où s’enveloppe l’idéal des deux auteurs : A Rebours se termine par une prière, un appel désespéré : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute,

  1. La phrase de Barbey d’Aurevilly, tirée d’un article du Constitutionnel du 28 juillet 1885, s’adresse en réalité à Huysmans, et non à son héros.