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sortes de recueils ne valent que par les explications où la malignité de l’auteur trouve à s’exercer : Si l’Exégèse des Lieux Communs, de M. Léon Bloy, — qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher du Dictionnaire des Idées reçues, — est d’un si grand intérêt, c’est grâce à la perpétuelle intervention de l’auteur, aux gloses passionnées, aux allusions satiriques et mordantes dont il fait suivre chaque définition. Mais voit-on Bouvard et Pécuchet, que Flaubert a voulu nous représenter comme assez dénués d’ironie, émaillant leur copie de réflexions humoristiques ? Que serait devenu, dans un pareil livre, le dogme de l’objectivité, de l’impassibilité sacro-sainte ? Que Flaubert, dans la Lettre à la Municipalité de Rouen, ait dit leur fait aux bourgeois, à ces « conservateurs qui ne conservent rien » — cela montre assez qu’il était capable, quand il le jugeait utile, de quitter sa tour d’ivoire, et de crier très haut ses convictions, — cela montre qu’il eût su faire œuvre de brillante satire sociale, — mais eût-il choisi, pour ce faire la forme du roman, et se fût-il justement abrité derrière des personnages qu’il aurait pris soin de rendre falots, sinon grotesques, durant tout un volume préalable ? Eût-il élu pour porte-paroles de pauvres êtres incapables, par défaut de méthode, de mener à bien la moindre entreprise ? Dans Madame Bovary, dans l’Education, — et dans Bouvard et Pécuchet aussi, — la critique cinglante des mœurs et des hommes est toujours indirecte : elle résulte des faits eux-mêmes[1]. L’auteur n’intervient jamais et se garde de tirer directement la morale ou la conclusion.

Et que viendrait faire, comme conclusion d’un livre dont les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes, un dictionnaire d’ « Idées reçues », une collection de propos bourgeois et ineptes ? Tandis qu’au contraire un dossier d’erreurs et de contradictions, d’affirmations sans fondement ou de sottises même, échappées aux meilleurs auteurs comme aux médiocres, est bien le couronnement natu-

  1. Dans son théâtre, Flaubert a largement utilisé le dossier des Idées reçues. Il est telle scène du Château des Cœurs, dont les répliques ne sont formées que de ces phrases toutes faites : « Voilà ce qu’on ne trouve pas au restaurant ! — Nous sommes entre la poire et le fromage. — Le fond de l’air est froid, etc… » (VIe tableau, sc. . — De même au Ve tableau, sc. vii, l’Ile de la Toilette. Dans le Candidat, le discours de Rousselin (acte III, sc. ii) est également une mosaïque d’idées reçues : « Les impôts sont pénibles, mais indispensables, etc… » On en trouverait aussi beaucoup dans le Sexe faible.