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taient des os, entre autres un très long, celui de la jambe, et, glissant hors du pantalon, il se sépara du soulier.

Elle s’était rejetée en arrière. Elle voyait maintenant cette boule, qui était blanche avec des trous, et, sur ce reste de figure, comme elle regardait, devenue toute pâle, une espèce de sourire vint.

Elle poursuivit pourtant son chemin. Elle se disait : « J’irai vite chez Christine, je ne m’arrêterai pas. » Mais, pour arriver chez Christine, elle avait tout le village à traverser, et, à présent que la rue se montrait, elle distinguait mieux quel courage il lui faudrait encore avoir. Ce n’était plus en effet un cadavre, c’étaient des dizaines de cadavres qui étaient étendus la, quelques-uns étalés en travers de la rue, et on devait les enjamber. Des débris de toute sorte formaient des tas de place en place ; des pierres étaient tombées des murs, des plaques d’ardoises des toits. On glissait dans des choses flasques et ailleurs on buttait à des aspérités : outre les ravagés de l’eau, là comme partout, et l’odeur, et toutes ces choses ensemble. Mais elle n’eût qu’à se dire : « Il faut que j’aille jusqu’au bout. » Et elle s’avançait maintenant sans hésiter, droit devant elle.

A ce moment, il lui sembla qu’on l’appelait. Elle s’était engagée dans la rue. D’un côté étaient des maisons, de l’autre des petits jardins ; dans le bout de ces jardins, venaient de nouvelles maisons : à une fenêtre qui lui faisait face, elle vit tout à coup les rideaux s’écarter. C’était la maison de sa tante. La fenêtre s’ouvrit, une tête parut :

— Marie !… Eh ! Marie !…

Cette fois elle s’était arrêtée, et elle regardait sans deviner qui lui parlait. Des cheveux gris pendaient devant une figure de la même couleur de cendre et tellement creusée que les os des pommettes faisaient des boules sous les yeux. Une main vint alors, avec des doigts aux ongles noirs, et elle écarta les cheveux. Une bouche parut, cette bouche s’ouvrit :

— Marie ! Marie ! où est-ce que tu vas ?

Elle reconnut la voix de sa tante, mais était-il possible qu’elle fût dans cet état-là, elle qui était encore jolie, ronde et fraîche avec des couleurs ? Et la voix manqua à Marie :

— Où je vais… je vais chez Christine… parce que maman n’est pas bien…