Page:Mercure de France - 1914-06-16, tome 109, n° 408.djvu/112

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profond qu’elle a de la peine à sortir et que c’est malgré elle qu’elle se fait entendre. C’est comme un gémissement qui vient, puis un autre et encore un autre : et ceux qui sont sur les chemins, ceux qui travaillent dans les bois, ceux qui arrachent les pommes de terre, ceux qui avec une petite scie à main sont en train d’abattre les haies, le berger qui garde ses chèvres, la vieille qui fait un feu de bois mort, tous s’arrêtant soudain ou s’interrompant dans leur travail : « Pour qui est-ce qu’on sonne ? » se demandent-ils, et ils se signent.

Boum !… Il y a quand même grande peine chez les hommes. Où qu’on soit, quoi qu’on puisse faire, on est en face de la mort. Elle ne permet pas qu’on l’oublie : qu’un instant on n’y pense pas, et elle se rappelle à vous.

Boum !… Mon grand-père et ma grand’mère sont morts, ma tante Fridoline est morte, mon petit frère Jean est mort, mon petit frère Pierre est mort, ma sœur Martine va mourir ; moi aussi, je dois mourir.

Boum I… Seigneur, notre Dieu, protégez-nous dans notre affliction, ; on ne peut rien sans vous, sans vous on n’est rien, on a terriblement besoin de vous, Seigneur notre Dieu, dans notre misère, ayez pitié de nous, Seigneur.

Boum !… On ne m’avait pourtant pas dit qu’il y avait quelqu’un de si malade. Je n’ai pas vu passer le Saint-Sacrement. Est-ce peut-être le vieux Borchat ? On lui avait mis des sangsues. Si seulement c’était lui ! il ne servait plus à rien.

Boum !… Il faisait un jour tout gris. Ils étaient au moins une centaine d’hommes et une centaine de femmes, ils étaient tout noirs dans du blanc. Les hommes allaient devant et les femmes derrière. Il y avait sur la bière un drap à ornements d’argent, qui étaient des têtes de mort au-dessous de deux os croisés, et les porteurs marchaient au pas afin d’éviter les secousses. Ils montèrent la rue du village, ils passèrent devant la fontaine. On voyait pendre au bord des toits comme des barbes de glaçons. Le grand tilleul qui n’avait plus de feuilles semblait un arbre en fil de fer. On n’entendait point d’autre bruit, que celui de tous ces gros souliers ferrés rabotant ensemble la route gelée, et, en haut, l’éclatement lourd des coups de la grosse cloche, sous lesquels, par moment, tout était écrasé. On tourna la nef, vint la grille. Elle surmonte un petit mur. À des croix de bois peintes en noir, sont pendues des