Page:Mercure de France - 1914-06-16, tome 109, n° 408.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se laisser distraire. Il y a une espèce d’égoïsme qui vous vient dans le bonheur comme dans le malheur ; et elle allait toujours, répondant d’un simple mouvement de tête aux longues phrases qui lui tombaient dessus.

Ainsi elle se trouva bientôt avoir dépassé la fontaine, et la boutique n’est pas loin. Bien entendu, elle était vide. Et Brouque le marchand, avec sa grande barbe noire (un homme, lui, qui parlait peu et, même ce jour-là, il n’ouvrit pas la bouche) eut vite fait de lui peser son sel. Ensuite il y eut la farine. Cela fit deux paquets de deux livres chacun qu’elle serra dans son panier ; puis donna septante centimes, puis sortit, et il faisait beau.

On discutait toujours autour de là fontaine ; elle se dit : « Si je repasse par là, on va m’ennuyer de nouveau », et elle s’en revint par la rue de derrière.

Là, tout était beaucoup plus calme ; on n’apercevait guère que les passants habituels. Il y avait d’abord quelques fenils, puis deux octrois, maisons d’habitation, puis la boutique de Branchu ; à cet endroit, la rue faisait un coude. Elle aussi, elle était couverte d’une épaisse couche de neige gelée. Il fallait, là aussi, qu’Héloïse fît attention. Et une de ses amies, nommée Julie, l’ayant vue qui venait, à travers les carreaux, n’eût pas besoin de se presser pour la rejoindre. Elles causèrent un instant.

— C’est quand même incroyable ! disait Julie, un homme à qui, jusqu’à présent, personne n’avait jamais rien eu à reprocher ! Un gentil garçon comme lui ! Qui était heureux, qui aimait sa femme ! A quoi est-ce qu’il a pensé ? Même que ce n’était pas très intelligent, cette idée ; il devait bien comprendre qu’un jour ou l’autre on saurait tout !

Héloïse disait : « oui… oui… » ; elles se quittèrent. Mais en lieu de rentrer chez elle, Julie resta sur le chemin, de telle sorte qu’elle assista à tout.

« J’étais restée là, disait-elle, parce que ça m’amusait de la voir marcher comme ça, et puis aussi j’étais un peu fâchée. C’est cet air distrait qu’elle avait. Je pensais : « Comme elle est changée tout de même ! » N’est-ce pas ? on s’était connues toutes petites, bien qu’on se fût un peu perdues de vue depuis son mariage. Donc j’étais là, je me disais ; « Je ne l’aurais pas reconnue. Quelle belle courge elle a sous sa jupe ! l’attache