Page:Mercure de France - 1900 - Tome 33.djvu/703

Cette page a été validée par deux contributeurs.
704
mercvre de france—iii-1900

faudrait sans cesse être aux aguets, fuir et nous cacher ; la crainte et le règne de l’homme n’étaient plus.

Mais dès que je l’eus clairement envisagée, cette idée étrange disparut, chassée par l’impérieuse faim qui me tenaillait après mon long et horrible jeûne. De l’autre côté de la fosse, derrière un mur recouvert de végétations rouges, j’aperçus un coin de jardin non envahi encore. Cette vue me suggéra ce que je devais faire et je m’avançai à travers l’Herbe Rouge, enfoncé jusqu’aux genoux et parfois jusqu’au cou. L’épaisseur de ces herbes m’offrait, en cas de besoin, une cachette sûre. Le mur avait six pieds de haut ; lorsque j’essayai de l’escalader, je sentis qu’il m’était impossible de me soulever. Je dus donc le contourner et j’arrivai ainsi à une sorte d’encoignure rocailleuse où je pus plus facilement me hisser au faîte du mur et me laisser dégringoler dans le jardin que je convoitais. J’y trouvai quelques oignons, des bulbes de glaïeuls et une certaine quantité de carottes à peine mûres ; je récoltai le tout et, franchissant un pan de muraille écroulé, je continuai mon chemin vers Kew entre des arbres écarlates et cramoisis — on eût dit une promenade dans une avenue de gigantesques gouttes de sang. J’avais deux idées bien nettes : trouver une nourriture plus substantielle, et, autant que mes forces le permettraient, fuir bien loin de cette région maudite et qui n’avait plus rien de terrestre.

Un peu plus loin, dans un endroit où persistait du gazon, je découvris quelques champignons que je dévorai aussitôt, mais ces bribes de nourriture ne réussirent guère qu’à exciter un peu plus ma faim. Tout à coup, alors que je croyais toujours être dans les prairies, je rencontrai une nappe d’eau