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les mots et les idées

divorce règne en permanence dans le monde des idées, qui est le monde de l’amour libre. Les gens simples parfois en demeurent scandalisées ; celui qui pour la première fois, selon que l’un ou l’autre des termes est le plus ancien, osa dire la « bouche » ou la « gueule » d’un canon fut sans doute accusé soit de préciosité soit de grossièreté. S’il est malséant de parler du genou d’un cordage, il ne l’est point d’évoquer le « coude » d’un tuyau ou la « panse » d’un flacon. Mais ces exemples ne sont donnés que comme types élémentaires d’un mécanisme dont la pratique nous est plus familière que la théorie. Nous laisserons de côté toutes les images encore vivantes pour ne nous occuper que des idées, c’est-à-dire de ces ombre tenaces et fugaces qui s’agitent éternellement effarées dans les cerveaux des hommes.

Il y a des associations d’idées tellement durables qu’elles paraissent éternelles, tellement étroites qu’elles ressemblent à ces étoiles doubles que l’œil nu en vain cherche à dédoubler. On les appelle volontiers des « lieux communs ». Cette expression, débris d’un vieux terme de rhétorique, loci communes sermonis, a pris, surtout les développements de l’individualisme intellectuel, un sens péjoratif qu’elle était loin de posséder à l’origine, et encore au dix-septième siècle. En même temps qu’elle s’avilissait, la signification du « lieu commun » s’est rétrécie jusqu’à devenir une variante de la banalité, du déjà vu, déjà entendu, et, pour la foule des esprits imprécis, le lieu commun est un des synonymes de cliché. Or le cliché porte sur les mots et le lieu commun sur les idées ; le cliché qualifie la forme ou la lettre, l’autre le fond ou l’esprit. Les confondre, c’est