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tillées de noir par les innombrables fugitifs, chaque point étant une agonie humaine de terreur et de détresse physique. Je me suis étendu longuement, dans le chapitre précédent, sur la description que me fit mon frère de la route qui traverse Chipping Barnet, afin que les lecteurs puissent se rendre compte de l’effet que produisait à ceux qui en faisaient partie ce fourmillement de taches noires. Jamais encore dans l’histoire du monde une pareille masse d’êtres humains ne s’étaient mis en mouvement et n’avait souffert ensemble. Les hordes légendaires des Goths et des Huns, les plus vastes armées qu’ait jamais vues l’Asie, se fussent perdues dans ce débordement. Ce n’était pas une marche disciplinée, mais une fuite précipitée, une terreur panique gigantesque et terrible, sans ordre et sans but, six millions de gens sans armes et sans provisions, allant de l’avant à corps perdu. C’était le commencement de la déroute de la civilisation, du massacre de l’humanité.

Immédiatement au-dessous de lui, l’aéronaute aurait vu, immense et interminable, le réseau des rues, les maisons, les églises, les squares, les places, les jardins déjà vides, s’étaler comme une immense carte, avec toute la contrée du Sud barbouillée de noir. À la place d’Ealing, de Richmond, de Wimbledon, on eût dit que quelque plume monstrueuse avait laissé tomber une énorme tache d’encre. Incessamment et avec persistance chaque éclaboussure noire croissait et s’étendait, envoyant des ramifications de tous côtés, tantôt se resserrant entre des élévations de terrain, tantôt dégringolant rapidement la pente de quelque vallée nouvelle, de la même façon qu’une tache s’étendrait sur du papier buvard.