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monde supérieur les avait amenés insensiblement vers la dégénérescence, à un amoindrissement général de stature, de force et d’intelligence. Cela, je pouvais le constater déjà d’une façon suffisamment claire, sans pouvoir soupçonner encore ce qui était arrivé aux habitants du monde inférieur ; mais d’après ce que j’avais vu des Morlocks — car, à propos, c’était le nom qu’on donnait à ces créatures — je pouvais m’imaginer que les modifications du type humain étaient encore plus profondes que parmi les Eloïs, la belle race que je connaissais déjà.

« Alors vinrent des doutes importuns. Pourquoi les Morlocks avaient-ils pris ma Machine ? Car j’étais sûr que c’étaient eux qui l’avaient prise. Et pourquoi, si les Eloïs étaient les maîtres, ne pouvaient-ils pas me faire rendre ma Machine ? Pourquoi avaient-ils une telle peur des ténèbres ? J’essayai, comme je l’ai dit, de questionner Weena sur ce monde inférieur, mais là encore je fus désappointé. Tout d’abord elle ne voulut pas comprendre mes questions, puis ensuite elle refusa d’y répondre. Elle frissonnait comme si le sujet eut été insupportable. Et lorsque je la pressai, peut-être un peu rudement, elle fondit en larmes. Ce furent les seules larmes, avec les miennes, que j’aie vues dans cet âge heureux. Je cessai, en les voyant, de l’ennuyer à propos des Morlocks, et m’occupai seulement à bannir des yeux de Weena ces signes d’un héritage humain. Et bientôt elle sourit et battit des mains, tandis que solennellement je craquais une allumette.

H.-G. Wells.

Traduit de l’anglais par Henry-D. Davray.


(À suivre.)