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vers la face, me vint à l’idée la possibilité de perdre ma propre époque, d’être laissé impuissant dans cet étrange nouveau monde. Cette seule pensée m’était une réelle angoisse physique. Je la sentais m’étreindre à la gorge et me couper la respiration. Un instant après, j’étais en proie à un accès de folle crainte et je me mis à descendre la colline avec de grands bonds, si bien que je m’étalai par terre tout de mon long et me fis cette coupure au visage. Je ne perdis pas un moment à étancher le sang, mais sautant de nouveau sur mes pieds je me remis à courir avec, au long des joues et du menton, le petit ruissellement tiède du sang que je perdais. Pendant tout le temps que je courus, je me répétai : — Ils l’ont changée de place ; ils l’ont poussée sous les buissons, hors du chemin. — Néanmoins, je courais de toutes mes forces. Tout le temps, avec cette certitude qui suit parfois une terreur excessive, je savais qu’une pareille assurance était simple folie, je savais instinctivement que la Machine avait été transportée hors de mon atteinte. Je respirais avec peine. Je suppose avoir parcouru la distance entière de la crête de la colline à la petite pelouse, deux milles environ, en dix minutes, et je ne suis plus un jeune homme. En courant, je maudissais tout haut la folle confiance qui m’avait fait abandonner la Machine, et je gaspillais ainsi ma respiration. Je criais de toutes mes forces et personne ne répondait. Aucune créature ne semblait remuer dans ce monde que seule éclairait la clarté lunaire.

« Quand je parvins à la pelouse, mes pires craintes se trouvèrent réalisées. Nulle trace de la Machine ne se voyait. Je me sentis défaillant et glacé lorsque je fus devant l’espace vide, parmi le sombre enchevêtrement des buissons. Courant furieusement, j’en fis le tour, comme si la Machine avait pu être cachée dans quelque coin, puis je