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que son pied frappait lourdement le plancher, et en me levant un peu je pus voir ses pieds pendant qu’il sortait : il était simplement chaussé d’une paire de socques déchirées et tachées de sang. Puis, la porte se referma sur lui. J’avais bien envie de le suivre, mais je me rappelai combien il détestait qu’on fit des embarras à son endroit. Pendant un moment mon esprit battit la campagne. Puis, j’entendis le Rédacteur en chef qui disait : Singulière conduite d’un savant fameux ; car suivant son habitude il pensait en en-tête d’articles. Et cela ramena mon attention vers la table étincelante.

— Quelle est cette farce ? dit le Journaliste. Est-ce qu’il aurait eu la fantaisie d’aller faire le coltineur-amateur ? Je n’y comprends rien.

Mes yeux rencontrèrent ceux du Psychologue, et ils y lurent ma propre interprétation, je pensai à notre ami se hissant péniblement dans les escaliers. Je ne crois pas que personne autre eût remarqué qu’il boitait.

Le premier à revenir complètement de sa surprise fut le Docteur, qui sonna pour la suite du service — car notre ami ne pouvait pas supporter les domestiques sans cesse présents au dîner. Sur ce, le Rédacteur en chef prit son couteau et sa fourchette avec un grognement ; le personnage silencieux imita son exemple et l’on se remit à dîner. Tout d’abord la conversation fut exclamatoire, avec des hiatus d’étonnement ; puis la curiosité du Rédacteur en chef devint pressante.

— Est-ce que notre ami augmente son modeste revenu en allant balayer les rues ? Ou bien subit-il des transformations à la Nabuchodonosor ?

— Je suis sûr, dis-je, que c’est encore cette histoire de la Machine du Temps.

Je repris où le Psychologue l’avait laissé le récit de notre précédente réunion. Les nouveaux convives étaient franchement incrédules.