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Styver, occupé à nettoyer son tuyau de pipe

— Je vais venir.

Guldstad, à Falk

— Oui, une chose pourtant ne m’est pas claire du tout : c’est que vous devez avoir encore quelque respect pour la prévoyance ; — pensez seulement, si vous écriviez une poésie aujourd’hui, et si vous y mettiez tout le précieux reste de ce que vous avez de poésie en provision, et si vous trouviez que vous n’avez plus rien, lorsque demain vous écririez la poésie suivante ; — le critique vous tiendrait alors.

Falk

— Je doute qu’il remarquerait la banqueroute ; nous suivrions pas à pas, bras-dessus bras-dessous, le critique et moi, bien à l’aise, le même chemin. (S’interrompant et changeant de ton.) Mais dis-moi, Lind, que deviens-tu donc ? Tu es resté assis là tout le temps si silencieux ; étudies-tu peut-être l’architecture ?

Lind, se ressaisit

— Moi ? D’où te vient cette idée ?

Falk

— Sûrement ; tu n’as pas quitté des yeux ce balcon. Est-ce les larges arcs qui ornent cette véranda que tu contemples si profondément ? Ou bien les pentures artistement entaillées de la porte, ou la fenêtre là-haut, avec clôtures de même ? Car il y a quelque chose qui enchaîne ta pensée.

Lind, avec une expression rayonnante

— Non, tu te trompes, je suis assis là et je vis. Enivré du présent, je ne demande rien de plus. Je me sens comme si j’avais toute la richesse du monde à mes pieds ! Merci pour ta chanson sur l’allégresse de la vie au printemps ; elle était comme puisée en moi-même ! (Il lève son verre et échange un regard avec Anna, sans être remarqué des autres.) Un skaal pour la fleur, qui sent bon, sans penser qu’elle deviendra fruit. (Il boit complètement.)

Falk, La regarde, surpris et ému, mais se contraint sous un ton léger

— Écoutez, mesdames ; voici du nouveau ! Voici que sans peine j’ai fait un prosélyte. Hier, il allait avec son livre de psaumes dans sa poche, aujourd’hui il manie hardiment le tambourin de la poésie. — On affirme bien que nous naissons poètes ; mais parfois un simple prosaïque peut s’engraisser si impitoyablement, comme une oie de Strasbourg, de fadaises rimées et de radotages métrés, que tout son intérieur, foie, estomac et gésier, quand il est saturé, se trouve tout rempli de graisse lyrique et de saindoux rhétorique.

À Lind Merci, d’ailleurs, pour ton jugement bienveillant ; après cela nous jouerons de la harpe à l’unisson.