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composer une simple strophe de nouvel an, la rime et la mesure se contrarient, et, — je ne comprends pas d’où cela vient, — mais je fais du droit et pas de la poésie.

Guldstad, trinque avec lui

— Et vous n’en êtes, ma foi, que meilleur ! (À Falk) Vous croyez que la barque sur le fleuve du bonheur n’est là que pour votre traversée ; mais regardez devant vous, si vous osez le voyage. Pour ce qui est de votre chanson, je ne sais si elle est poétique à tous égards ; mais par la façon dont vous coupez court et la terminez, elle a une mauvaise morale, voilà mon avis. Comment appellera-t-on une pareille économie : laisser toutes sortes d’oiseaux dévorer les fleurs avant qu’elles aient le temps de devenir des fruits mûrs ; laisser les vaches et les moutons paître librement pendant tout l’été ? Oui, ce serait joli ici le printemps suivant, Madame Halm !

Falk, se lève

— Oh, suivant, suivant ! Comme elle m’étouffe, la pensée contenue dans ce mot lâche, le suivant, elle fait de tout homme riche d’allégresse un mendiant ! Si je pouvais comme sultan de la langue régner une heure seulement, il aurait le cordon de soie et disparaîtrait du monde sans rémission comme le b et le g de la grammaire de Knudsen [1].

Styver

— Qu’as-tu donc contre le mot de l’espoir ?

Falk

— C’est qu’il nous assombrit le beau monde de Dieu. « Notre prochain amour », « notre future femme », « notre prochain repas », et « notre vie à venir », voyez, la prévoyance qu’il y a là-dedans, c’est elle qui du fils de l’allégresse fait un mendiant. Si loin que tu voies, elle enlaidit notre moment, elle tue la jouissance de l’instant ; tu n’as pas de repos avant d’avoir gabaré ta barque dans la souffrance et la peine, jusqu’au « prochain » rivage ; mais es-tu arrivé, — vas-tu oser te reposer ? Non, il faut encore te hâter vers un « futur ». Et cela va ainsi, — sans relâche, — jusque hors la vie, — Dieu sait s’il y a un lieu de repos, après.

Mme Halm

— Fi, monsieur Falk, comment pouvez-vous parler ainsi !

Anna, songeuse

— Oh, ce qu’il dit, je puis bien le comprendre ; il doit y avoir quelque chose de vrai au fond.

Mlle Skære, soucieuse

— Mon très cher ne doit pas entendre de pareilles choses, il est assez excentrique. — Ô, écoute, mon cher ; viens ici un instant !

  1. Réformateur révolutionnaire de la langue.