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MERCURE DE FRANCE

inconnues : l’une parce qu’elle n’est point terminée (qui rejoindra un de ces jours la Sainte Cécile chez Le Barc : une famille de Bretons, desfigures plus grandes qu’à l’ordinaire) ; l’autre sur une lettre à M. de Gourmont, voici deux ans, un bien vrai Filiger[1] : je découpe deux morceaux au hasard de l’encadrement, car on sait que Filiger, œuvres assez reconnaissables, les aime signer en plus sur la bordure (j’ai gardé sa ponctuation rythmée de lied) :

« La petite vierge en tête de ma lettre a été faite à votre intention, voilà quelques jours déjà… Vous voyez que je n’ai pas attendu de recevoir de vos nouvelles pour penser à vous ? Elle chantera, une fois encore, à vos oreilles les noms immortels de Duccio et de Cimabuë — ces noms qui vous sont chers ! — Je suis loin, bien loin de ces génies, mais Dieu a peut-être mis quelque chose. de leur cœur en moi ?

» … Le trouble, ou la passion que je ressens devant mon travail, m’engourdit souventes fois l’esprit et les membres, au point de me laisser dans le désœuvrement pendant plusieurs jours ; mes mains ont comme peur de toucher au Rêve, et pourtant il nous faut bien descendre, par charité pour nos semblables, jusqu’à la peine d’atteindre la réalité du Rêve. »

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Des deux éternels qui ne peuvent être l’un sans l’autre, Filiger n’a point choisi le pire. — Mais que l’amour du pur et du pieux ne rejette point comme un haillon cette autre pureté, le mal, à la vie matérielle. Maldoror incarne un Dieu beau aussi sous le cuir sonore carton du rhinocéros. Et peut-être plus saint… Les démons qui font pénitence entre les longues côtes, semblables à des nasses, des bêtes, grimpent au ciel de leurs quatre griffes, seule marche aux chemins abrupts… C’est pourquoi définitivement l’art de Filiger le surpasse, avec la candeur de ses têtes chastes d’un giottisme expiatoire.

Il est très absurde que j’aie l’air de faire cette sorte de compte rendu ou description de ces peintures. Car 1o si ce n’était pas très beau, à les citer je ne prendrais aucun plaisir, donc ne les citerais pas ; — 2o si je pouvais bien expliquer point par point pourquoi cela est très beau, ce ne serait plus de la peinture, mais de la littérature (rien de la distinction des genres), et cela ne serait plus beau du tout ; — 3o que si je ne

  1. Nous donnerons prochainement une reproduction en couleurs de cette enluminure, — N. D. L. R,