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JANVIER 1893

Puisqu’il n’a que de pareils êtres à surveiller, ses fonctions lui semblent basses et la supériorité en ce monde une chose vaine. Soudain, il reprend tous les pouces qu’il avait perdus de sa taille, et sourit : un couple lui arrive d’un monsieur et d’une dame bien mis, qui marchent lentement, hanche contre hanche. Le gardien Se cambre, avec une mimique gracieuse et discrète, comme s’il voulait faire les honneurs et inviter Madame et Monsieur à s’asseoir… oh ! cinq minutes seulement ! Mais le couple passe, laissant dèrrière soi une odeur fine que tous les nez respirent pour la porter à tous les cœurs. Le parfum d’une femme ne donne-t-il pas l’envie de s’attabler à son corps ? Le gardien se pençhe sous un peu plus d’humiliation.

« C’est ma déception quotidienne, se dit-il. Comment d’honnêtes gens proprement vêtus s’arrêteraient-ils au milieu de cette gueusaille ? » Il rentre à son kiosque, et, découragé, par les vitres, d’un œil méchant, surveille (il le faut bien !) cette troupe infâme et sans étagé qu’il ne peut, pas mettre à la porte de chez lui.


Jules Renard.