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MERCVRE DE FRANCE

NOTICES LITTERAIRE

LAURENT TAILHADE

L’homme connu, c’est quelque étrange et prestigieux qualificatif, tel que satrape, archimandrite ou prince du Saint-Empire, que l’on rêverait d’accoler à son nom. Et le fait est qu’il s’évoque pourpré, avec, dirait Verlaine, des somptuosités persanes et papales. Je ne sais pas d’artiste plus soucieux de sa personne, qu’il compose et raffine à la façon d’un poème. On ne le rencontre que rasé, verni, ganté. Tout ce qui émane de lui, ses lettres même ont un parfum aristocratique et doux. Il se vêt d’habits singuliers. On le vit, à Toulouse, porter la bure en signe de deuil. M. Jean Lorrain a cité de lui, quelque part, sa prédilection pour les’gilets de soie eclatants et tumultueux. Naguère encore, affublé d’une cape, ne suggérait-il pas, dans les ruèlles torves du quartier Notre-Dame et du Marais, une vision de Salamanque ! Ses gestes, son langage ne sont pas moins apprêtés que ses êtements. Servi, autant par les richesses d’un esprit abondant que par les ressources d’une érudition profonde, c’est un causeur émérite, tel que je ne lui sais de comparable, parmi les gens de cette fin de siècle qu’il m’ait été donné d’entendre, que Villiers de l’Isle-Adam et Stéphane Mallarmé, avec chacun, je n’ai pas à le dire, un tour d’esprit propre sur lequel je me propose de revenir un jour.

Chez Bruand, au Vachette ou dans le salon de la comtesse Diane, M. Tailhade fait revivre le langage à facettes et la préciosité fleurie de Voiture. Il y ajoute de l’incisif et du mordant. Il a des mots cinglants, des réparties féroces, et les velours de son élocution savante ne dissimulent pas toujours les griffes d’une ironie acérée. Avec cela, d’une humeur bouillante et d’un sang qui, à la moindre alerte, se retrouve espagnol. C’est lui qui, un soir, au café, invectivait de la sorte un pleutre borgne, attablé près de lui : « Je vous envie, monsieur : à l’heure de la mort,