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CHAMFORT ET ALFRED DE VIGNY tude le hait ou le néglige ; amant, la femme le trahit ; être religieux, Dieu lui reste silencieux et inaccessible. Toutle rejette sur lui, mais il a un suprême refuge, son âme, sanctuaire où veille l’honneur, ce feu sacré. Héroïquement, Chamfort lui aussi proclame: O q a trouvé le mot de Médée sublime, mais celui qui ne peut pas le dire dans tous les accidents est bien peu de chose ou plutôt n’ est rien. C’estque Chamfort et Vigny, tous deux, sont profondément individualistes, et à de certains égards, ils ont déjà le hero- worship de Cariyle. L ’humanité ne vit que par les hommes supérieurs. Elle est bestiale : l’homme supérieur est le ra}"on d’en haut qui furtivement l’illumine. Elle n’est qu’un tas de bois mort : l’homme supérieur est la torche enflammée qui la changera en un bûchersplendide. On sait ce que Vigny a dit de la «mission » du poète dans la préface de Chatterton et dans son Moïse. On trouve des pages bien curieuses dans une des dissertations de Chamfort. Le génie est un phénomène que l’éducation, le climat, ni legouv er- nement ne peuvent expliquer. Ce ne sont point des hommes qui for­ m ent les grands hommes. Ils n’appartiennent à aucune famille, à aucun siècle, à aucune nation ; ils n’ont ni ancêtres, ni postérité. C ’est Dieu qui par pitié les envoie sur la terre pour renouveler l ’homme et s a nature dégénérée (i). Le pouvoir et le génie sont les deux forces qui mènent l ’humanité; elles doivent s’associer : Si Ja nature, pour un trône qu’elle vous donne, vous a refusé le génie, osez du moins le chercher dans ceux de vos sujets qui ont reçu d’elle ce partage sublime; achetez d’eux par des honneurs légitimes c e t instrument puissant de la souveraineté; encouragez, favorisez dans les grands écrivains son influence bienfaisante sur vos peu- pies (a). Et leur culte du génie solitaire et inspiré les conduit tous deux, le plébéien aigri comme le patricien déçu, vers Jean- Jacques Rousseau : Il ne faut point s’étonner du goût de J.-J . Rousseau pour la soli- (x) Combien le génie des grands écrivains influe sur l’esprit de leur siècle. (a) Ibid.