REVUE DE LA QUINZAINE
de celui qui se parle ou de celui que forcent les grammairiens et les
liltérateurs? et faudra-t -il introduire des néologismes ? mais alors à
quelle langue les emprunter et quelle forme leur donner? Il fallut le
boo sens d’Heliade Kadulescu pour énoncer dans la préface de sa
Grammaire (1828) les principes qui datent la véritable langue litté
raire moderne. Mais ce même Heliade, en i84o, tombera dans le
travers de fabriquer un jargon tout italianisé, et Jon Ghica. qui
lui rendra meilleurejustice quand même plus’tard, pourra, vers 1800,
dans le chapitre la Littérature et ses tendances d’un livre écrit en
français, lui reprocher de « manquer d’idées et dégoût, d ’exercer un
métier et un commerce, de traîner la poésie roumaine dans la boue,
de mutiler etde ridiculiser la langue roumaine, de se targuer d’avoir
donné aux Roumains une littérature et d’avoir créé une langue nou
velle parce qu’il a fait quelques mesquines traductions »...
En i83o, la langue roumaine est donc pauvre, inculte, ignorée. A
peine se met-on à l’écrire qu’on s’aperçoit de toutes ses imperfections,
de toutes ses lacunes : on n’a ni assez de mots, ni assez de locu
tions pour rendre les nuances de la pensée et du sentiment. Les tra
ducteurs surtout s’en rendent compte. Comme le dit M. Teohari
(Convorbiri critice, II, 18), ce que Dante Ht pour l’italien dès le
moyen-âge, les écrivains roumains ne peuvent le réaliser que dans la
seconde moitié du xix* siècle. Il remarque très justement que lors
que le goût déjà s’affinait au contact de la civilisation française, la
langue demeurait stationnaire ; le préjugé subsistait que tout ce qui
pouvait s’écrire en roumain ne saurait avoir ni valeur ni intérêt ; la
classe instruite s’écarte plus qu’elle ne se préoccupe de la langue
nationale, au plus grand préjudice de la littérature, car lesécrivains
roumains manquent de lecteurs qui lisent le roum ain.Et ce retard
dans le développement de la langue a causé certainement aussi, dans
le développement de la pensée roumaine, un retard dont elle se res
sent encore aujourd’hui. C ’est pourquoi la métamorphose qui s’est
accomplie quand même en moins de cinquante ans tient du prodige.
Puis, à l’encontre des efforts tentés, à cette époque de réveil, pour
enrichir le vocabulaire de néologismes tirés du latin et des langues
néo-latines, aujourd’hui que ce vocabulaire est à peu près complet,
que ,1a langue est formée, qu’on peut parler en Roumanie d’une
culture propre, voici qu’on arrive à la notion non seulement d’ex
pressivité, d ’aisance etde souplesse,mais de précision, de subtilité,
d’art ; et pour obtenir des nuances eutre les doublets, pour établir
des finesses dans les acceptions, assurer certains sens dérivés,
figurés ou abstraits, les meilleurs écrivains actuels, poètes et prosa
teurs, ne craignent pas de revenir — et il est bon désormais d’y
recourir — aux termes populaires, non pas vulgaires, estropiations
de mahala, mais provinciaux, villageois, désuets, voire archaïsants,
Page:Mercure de France, t. 77, n° 278, 16 janvier 1909.djvu/169
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