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ECCE HOMO


c’est ce caractère de nécessité par quoi s’impose l’image, la
 métaphore : on perd toute notion de ce qui est image, mé
taphore ; il semble que ce soit toujours l’expression la plus 
 naturelle, la plus juste, la plus simple, qui s’offre à vous. On dirait vraiment que, selon la parole de Zarathoustra, les
 choses elles-mêmes viennent à nous, désireuses de devenir
 symboles (— « et toutes les choses accourent avec des caresses
 empressées pour trouver place en ton discours, et elles te sourient, flatteuses, car elles veulent voler portées par toi. Sur 
l’aile de chaque symbole tu voies vers chaque vérité. Pour toi 
s’ouvrent d’eux-mêmes tous les trésors du Verbe ; tout Être 
veut devenir Verbe, tout Devenir veut apprendre de toi à
 parler » —). Telle est mon expérience de l’inspiration ; et je
 ne doute pas qu’il ne faille remonter à des milliers d’années 
en arrière, pour trouver quelqu’un qui ait le droit de dire :
 « C’est aussi la mienne. » —

4.

Je fus malade à Gènes, successivement pendant quelques semaines. Ensuite vint un printemps mélancolique à Rome, où 
j’acceptai la vie — ce ne fut pas facile. Au fond, j’étais excédé 
au delà de toute mesure par ce lieu, le plus inconvenant du
 monde pour le poète de Zarathoustra et que je n’avais pas
 choisi. J’essayai de me libérer. Je voulus me rendre à Aquila,
 cet endroit qui incarne l’idée contraire de Rome et qui fut fondé
 par inimitié contre Rome, de même que je fonderai un jour un
 lieu, en souvenir d’un athée et d’un ennemi de l’église comme
 il faut, à qui me lie une parenté très proche, le grand empe
reur de Hohenstaufen Frédéric II. Mais, dans tout cela, il y avait 
 une fatalité. Je fus forcé de revenir. En fin de compte, je me
 contentai de la piazza Barbarini, après que la recherche d’une 
contrée anti-chrétienne m’eut fatigué. Je crains bien que pour 
échapper autant que possible aux mauvaises odeurs il ne me 
soit arrivé de m’enquérir, dans le palais même du Quirinal, 
d’une chambre silencieuse pour un philosophe.

Dans une loggia qui domine la piazza en question, d’où
 l’on aperçoit tout Rome et d’où l’on entend mugir au-dessus 
de soi la fontana, ce chant solitaire fut composé, ce chant le 
plus solitaire qu’il y eut jamais, le Chant de la Nuit. À cette époque une mélodie d’une mélancolie indicible hantait mon