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ECCE HOMO


tion de soi, son énergie propre, son « égoïsme », l’ensemble aussitôt dégénère. Le physiologiste exige l’ablation de la par
tie dégénérée, il nie toute solidarité avec ce qui dégénère, il est loin de le prendre en pitié. Mais le prêtre veut précisément la dégénérescence de l’ensemble, de l’humanité. C’est
 pour cette raison qu’il conserve ce qui dégénère ; c’est à ce
 prix qu’il domine l’humanité…

Quel sens ont ces conceptions mensongères, les conceptions
 auxiliaires de la morale — « l’âme », « l’esprit », « le libre arbitre », « Dieu », — si ce n’est de ruiner physiologiquement l’humanité ?… Lorsque l’on détourne le sérieux de la
 conservation de soi, de l’accroissement de la force corporelle,
 c’est-à-dire de la vie, lorsque l’on fait de la chlorose un idéal, du mépris du corps le « salut de l’âme », qu’est-ce
 autre chose, sinon une recette pour aboutir à la décadence ? — La perte de l’équilibre, la résistance contre les instincts 
naturels, en un mot le « désintéressement », c’est ce que l’on
 a appelé jusqu’à présent la morale… Avec Aurore j’ai entrepris pour la première fois la lutte contre la morale du renoncement à soi. —

LE GAI SAVOIR (LA GAYA SCIENZA)

Aurore est un livre affirmatif, un livre profond, mais clair
 et bienveillant. Il en est de même, mais à un degré supérieur,
 de la Gaya Scienza. Presque dans chaque phrase la profon
deur et la pétulance se tiennent tendrement par la main. Une
 strophe qui exprima ma reconnaissance pour le merveilleux 
 mois de janvier que j’ai vécu — le livre tout entier est un présent de ce mois — laisse deviner suffisamment du fond de
 quelle profondeur la « science » s’est faite gaie ici :

Toi qui d’une lance de flamme

De mon âme as brisé la glace,
Et qui la chasses maintenant vers la mer

De ses plus hauts, espoirs :
Toujours plus clair et mieux portant,
Libre dans une aimante contrainte :
Ainsi elle célèbre tes miracles,
Toi le plus beau mois de janvier !

Ce que je veux dire en parlant des « plus hauts espoirs »