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MERCVRE DE FRANCE — 1-I-1909


qui m’est coutumière, je pris soin d’y éviter de nouveau le mot « moi », non point pour écrire cette fois-ci encore Schopenhauer et Wagner, mais pour prêter un rayonnement de gloire historique à l’un de mes amis, l’excellent docteur Paul Rée… C’était heureusement une bête beaucoup trop maligne pour tomber dans le panneau. D’autres furent moins subtils. J’ai toujours reconnu ceux de mes lecteurs dont il faut désespérer — par exemple le caractéristique professeur allemand — à ceci qu’en s’appuyant sur ce passage ils croyaient pouvoir interpréter le livre tout entier comme du Réealisme supérieur. À vrai dire, il était en contradiction avec cinq ou six propositions de mon ami. Que l’on lise à ce sujet la préface de la Généalogie de la Morale.

Voici le passage dont je veux parler :

« Qu’est-ce après tout que le principe auquel est arrivé un des penseurs les plus audacieux et les plus froids, l’auteur du livre De l’origine des sentiments moraux (lisez : Nietzsche, le premier immoraliste), grâce à son analyse incisive et tranchante des actions humaines ? « L’homme moral n’est pas plus près du monde intelligible que l’homme physique — car il n’y a pas de monde intelligible… » Cette proposition, née avec sa dureté et son tranchant, sous le coup de marteau de la science historique (lisez Transmutation de toutes les valeurs), pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la malédiction de l’humanité, qui pourra le dire ? mais en tout cas elle reste une proposition de la plus grande conséquence, féconde et terrible tout à la fois, regardant le monde avec ce double visage qu’ont toutes les grandes sciences…{{lié}[1]. »

AURORE, RÉFLEXIONS SUR LES PRÉJUGÉS MORAUX


1.

Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Non point que l’on y sente le moins du monde l’odeur de la poudre. On lui trouvera, au contraire, de tout autres sen teurs, un parfum bien plus agréable, pour peu que l’on ait quelque délicatesse de flair. Il n’y a pas là de fracas d’artille-

  1. Humain, trop humain, aph. 37.