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de mars. Il n’avait guère fallu plus de huit semaines pour que les bicoques tombassent sous le pic des démolisseurs. Bientôt, les fardiers secouèrent le pavé des rues, le rabot, sur la pierre de taille, jeta au loin ses cris discordants. De la rue des Dames, quand le vent portait, on entendait le « hue » des charretiers et les claquements de fouets. Chaque fois, Mme  Fridaine avait un petit saut. Elle murmurait :

— Ça ne devrait pas être permis de frapper les bêtes.

De temps en temps, le dimanche, par distraction, elle allait voir l’état des travaux. Elle s’arrêtait devant le chantier, hochait la tête et confiait aux petites :

— Avant que tout cela soit debout, il coulera de l’eau dans la rivière.

Dans la ville, une coterie s’était formée. Les Colliard en étaient l’âme. Ils tenaient de bonne source, affirmaient-ils, que l’entreprise n’était pas viable. On avait vu les associés de Potte. Ils n’inspiraient guère confiance. L’un d’eux était un petit vieillard avec une tête de fouine et des yeux sournois. L’autre avait une stupide face de pleine lune. Sa chair, au-dessus du col, formait un pli rose. À chaque effort, il s’épongeait le front. Ces messieurs venaient de Paris une fois la semaine et descendaient à l’hôtel Faviol. Potte les venait voir. Ils faisaient monter du champagne et se couchaient à minuit passé. Les garçons collaient une oreille au mur pour écouter leur conversation. Ils parlaient de « syndicat financier » et de « commandite ». M. Lecocq osa risquer une opinion :

— Ce ne sont pas des empotés, déclara-t-il.

À quoi Mme  Sableux riposta :

— Vous en avez de bonnes, c’est bien malin de faire fortune en se servant de l’argent des autres !

La défiance est une graine qui s’éparpille. Les petites gens s’avertirent et serrèrent les coudes. Même les bouchers, les épiciers, tous ceux dont l’intérêt n’était pas en jeu, épousèrent, par esprit de corps, la querelle des autres. Mme  Ternaux, la femme de l’herboriste, affirmait avec un clin d’œil :

— Ce n’est pas la couleur de mon argent, qui les réjouira.

Enfin, il y eut le geste des Malézieux. M. Malézieux, le peintre décorateur, avait une clientèle nombreuse et choisie. Il travaillait adroitement et, à chaque début de saison, les