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LA BOUTIQUE


À René Boylesve.

La mercerie de Mme Fridaine était au bout de la rue des Dames. À mi-chemin de l’église et du marché, tout proche des jardins de la préfecture, dont les platanes festonnaient le ciel, la boutique était bien à portée des gens de Beaumont. Mme Fridaine l’occupait depuis trente-neuf ans. Elle avait enterré successivement son mari, son gendre et sa fille et restait seule avec les enfants de la morte, deux petites filles qu’elle élevait de son mieux et qui jouaient à la marelle, mi-vêtues, après l’école, sur le seuil de la mercerie.

Mme Fridaine avait eu trop de chagrins pour ne pas savoir qu’ici-bas les hommes puisent dans le travail leur consolation. Tout en élevant les enfants, elle ne négligeait pas son commerce. De fait, la boutique était avenante. Elle possédait, en guise d’enseigne, au-dessus de la porte, un bélier d’or qui piaffait dans le vide. Chaque dix ans, on le faisait redorer. C’était une bête sympathique. La petite ville y était habituée comme aux bocaux de Langlois, le pharmacien, ou à la statue de Dupont, une gloire locale, qui triomphait en face de la gare dans une collerette de balisiers et de géraniums. L’orgueil de Mme Fridaine, c’étaient ses vitrines. Elle les lavait à grande eau deux fois la semaine, afin que du dehors tout parût au passant étincelant et neuf. Puis elle mettait les objets en ordre. Des chapeaux plats étaient exposés sur des perchoirs. Les parures de boutons, nacre, ivoire et os, brillotaient faiblement sous un pupitre de verre et les boîtes de mouchoirs, grandes ouvertes, laissaient voir leur fragile marchandise liée en croix par des faveurs.

— Telle que vous me voyez, disait Mme Fridaine avec orgueil, je n’ai pas besoin de mes yeux pour savoir où sont les choses.

Elle tenait aussi pour son plaisir un minuscule rayon d’éventails et de parfumerie. Mais ces accessoires ne l’inquiétaient guère. C’était là simplement une concession qu’elle faisait au goût du jour. Elle affirmait hautement qu’un vrai