Page:Mercure de France, t. 76, n° 275, 1er décembre 1908.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde impénétré. Comme l’a montré M. J. de Gaultier, ce n’est que d’un compromis entre le mode apollinien et le mode dionysien que peut naître la vie telle que nous l’entendons. Mais à l’inverse de ce qu’il en conclut, c’est-à-dire de l’aboutissement à un schéma illusoire auquel on accorde une valeur infinie, en se résolvant à une attitude spectaculaire et à une interprétation interne et esthétique, Nietzsche veut que toute culture ne naisse que pour mourir, que nous dégageant un instant de la durée, elle nous permette de nous y réintroduire plus puissamment armés, pour asservir une réalité nouvelle à notre puissance, et qu’elle nous donne le droit d’une édification nouvelle des valeurs. Comme il le dit lui-même : « Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire[1]. »

On peut, sans doute, ainsi que l’a fait M. L. Dumur, considérer que l’apollinisme est une modalité esthétique du Retour Éternel, et que, placé dans le cercle fatal, l’homme a le droit et le pouvoir d’interpréter librement les faits auxquels il est nécessairement lié ; ce qui semble bien devoir nous amener à considérer la position apollinienne comme absolument antagoniste de la position dionysienne, en niant toute espèce de devenir. Mais l’apollinisme n’est pas que cela, il peut s’interpréter différemment, et ce n’est pas ainsi que Nietzsche l’a conçu. Pour avoir une emprise sur le monde extérieur, l’individu qui est entraîné dans le courant de la durée parvient, grâce à la conscience, à se dégager du continu, en le morcelant selon un schéma propre ; il peut, en introduisant ainsi le discontinu, accaparer le monde extérieur, et le faire servir à ses fins individuelles. Si M. J. de Gaultier, critique, a vu combien étaient inséparables les deux notions, apollinienne et dionysienne, et que c’est de leur compromis que la vie prend naissance, M. J. de Gaultier, philosophe spectaculaire, n’a pas pu interpréter ce compromis, comme l’aurait voulu Nietzsche, dans un sens dionysien. L’auteur du Bovarysme considère que la conscience volontaire n’a pas d’influence sur le monde extérieur, et n’a qu’un pouvoir de l’interpréter, de le concevoir autre qu’il n’est ; tandis que Nietzsche veut démontrer que ses interprétations n’ont d’autre but que d’asservir le monde et que d’en faire un instrument de plus en plus docile aux fins de devenir de la volonté de puissance.

  1. Gai Savoir, aph. 58.