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porté par l’éternel devenir il a voulu se faire l’être et s’immobiliser ; se campant ainsi dans un monde de plus en plus artificiel, il s’est affaibli. C’est ce contre quoi s’élève Nietzsche ; l’intelligence, l’intelligibilité est devenue si forte qu’elle tend à tuer l’instinct et la volonté. Nous avons extériorisé notre vie, c’est ce à quoi ont tendu presque toutes les cultures, ce à quoi elles ont toutes abouti. Mais leurs prémisses n’étaient pas toutes pareilles, et c’est dans sa source que la culture grecque semble supérieure à toutes les autres.

De toute culture se dégage un ensemble de processus, et ceux de la culture grecque sont essentiellement vitaux. Leur but n’est précisément pas de créer à côté, au delà de la vie une réalité concrétisée qui prend une valeur objective, mais de ramener tout au fait de Vie. C’est une culture dans le devenir avec le « moi » à sa source et le « moi » comme but.

L’assujettissement des Grecs au style ne doit pas être interprété comme objection à cela. « Ce sont les natures fortes et dominatrices qui trouveront en un tel assujettissement et une telle perfection, sous une loi propre, leur joie la plus subtile ; la passion de leur volonté s’allège à l’aspect de toute nature stylée, de toute nature vaincue et assouvie ; même lorsqu’elles ont des palais à construire et des jardins à planter, elles répugnent à libérer la nature[1]. »

Les natures faibles au contraire haïssent le style, et laissent ainsi prendre au monde extérieur une valeur propre exagérée. Ceci me semble bien être un point de vue apollinien, mais pas du tout une considération spectaculaire d’arrêt. Asservir à soi, grâce à un schéma fixé et ayant donné des preuves de sa valeur, la nature, c’est s’en rendre maître, en acquérant ainsi dans le cours du devenir la possibilité d’atteindre à des valeurs plus hautes. L’acceptation d’une culture, fût-ce de la meilleure, ne va point sans quelque danger ; la preuve en est que, dès qu’elle acquiert une autorité si grande qu’on lui puisse accorder une valeur objective, elle dégage ainsi l’individu, et la société a fortiori, du rythme de la durée, et l’arrête dans une outrance apollinienne, à une conception purement spatiale et spectaculaire du monde. Accepter une culture, c’est profiter des expériences séculaires de l’espèce ; s’y confiner, c’est renoncer au progrès, c’est vouloir échapper à l’élan

  1. Gai savoir, aph. 290.