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ture, et le dionysien, l’homme du progrès. On est trop porté à considérer Nietzsche comme un philosophe se contredisant continuellement ; une étude approfondie de son œuvre ne m’y a fait découvrir qu’une seule contradiction irréductible que j’ai signalée ailleurs[1]. M. Dumur est tombé dans ce travers, en voulant étendre démesurément la contradiction métaphysique que je démontrai, et en voulant scinder en deux parties la philosophie de Nietzsche. M. J. de Gaultier a voulu défendre le philosophe allemand de ce chef et a employé à cet égard différents arguments, dont les uns sont empreints de toute la rigueur critique qui le caractérise, tandis que les autres lui sont directement inspirés de son propre système ; d’où une faiblesse réelle dans ses moyens de défense, et dans la valeur de cette défense.

Nietzsche est-il, à le bien considérer, apollinien ou dionysien ? Ni l’un ni l’autre, ou plutôt tantôt l’un, tantôt l’autre, répond M. Dumur ; l’un et l’autre, ouplutôt tantôt l’un, tantôt l’autre, répond dans un sens différent M. de Gaultier. Car, pour M. Dumur, il y a contradiction absolue entre ces deux points de vue, tandis que M. de Gaultier considère que c’est de cette contradiction que naît une philosophie de la vie ; une haute vue spectaculaire de l’existence. Je veux m’attacher à démontrer dans la présente étude que Nietzsche est à la fois apollinien et dionysien, sans que l’on puisse voir là l’ombre d’une contradiction, que ces deux états s’entremêlent de telle façon qu’il n’en peut être autrement, et que Nietzsche n’en arrive point à une philosophie intellectualiste et spectaculaire, mais au contraire à une philosophie pragmatiste de l’action. Pour bien considérer Nietzsche, il ne faut point tant le prendre au cours de son évolution qu’au terme de cette évolution, et c’est seulement dans ses derniers ouvrages que l’on découvre l’aboutissement de ses recherches, de ses travaux, de sa pensée. J’ai avancé que la philosophie de Nietzsche n’était pas intellectualiste ; ce point est assez important et notre philosophe y a insisté dans maintes parties de son œuvre. Qu’on en juge seulement par cette citation : « Il n’y a ni « esprit », ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : ce ne sont là que des fictions inutilisables. Il ne s’agit pas de « sujet et d’objet », mais d’une certaine espèce animale qui

  1. Cf. Archiv für Philosophie. Band. IV, 1907.