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Nietzsche ? La question, qui n’est point de pure chicane, vaut que l’on l’examine. Je ne pense pas que Nietzsche puisse trouver là un défenseur excellent, non pas que M. de Gaultier n’ait pas une connaissance approfondie de son œuvre ; per sonne peut-être en France n’a fréquenté plus assidûment Nietzsche que l’inventeur du bovarysme. Personne n’y a apporté plus de lucidité, plus de perspicacité critique. Mais M. de Gaultier, qui est certes l’un des critiques les plus remarquables que je sache, est encore un fondateur de système. Il expose et défend, depuis quelques années, une philosophie de l’illusion qu’il a assez mal à propos baptisée du nom de bovarysme. J’ai proposé pour le même ordre de pensées le mot de fictionisme, qui me semble sinon aussi littérairement harmonieux, du moins plus immédiatement clair. Ce n’est pas ici le moment d’exposer la philosophie de M. de Gaultier, quelque intérêt qu’elle puisse offrir, c’est de Nietzsche que nous devons parler. Et M. de Gaultier, tout attaché, ce dont je le loue, à faire triompher son système, tend trop souvent, ce me semble, à englober Nietzsche, qui est un des maîtres à qui il doit le plus, dans sa systématique, à l’accaparer pour un usage trop strictement personnel.

Qui sait si ce n’est pas chez M. de Gaultier un fait de bovarysme aussi que de considérer Nietzsche comme il le fait ; c’est-à-dire sans apporter toute l’objectivité nécessaire à un débat, où l’on défend d’autres idées que les siennes propres ? Tandis que le philosophe de Zarathoustra place la volonté de puissance à la source de tout, antérieurement à l’intelligence elle-même, antérieurem ent à la conscience, et que son système est, à le bien considérer, pragm atiste, à fins éthiques, M. J. de Gaultier, qui, au contraire de Nietzsche, incline à l’apollinisme, crée un système intellectualiste, à fins esthétiques et spectaculaires. Si certains détails créent des ressemblances entre les deux systèmes, il faut avouer qu’ils sont en somme fort antagonistes l’un de l’autre. Dès lors n’est-on pas en droit de révoquer en doute l’argumentation de M. de Gaultier, qui veut défendre à la fois la philosophie de Nietzsche et la sienne propre ?

M. Dumur incline, lui, dans un sens plus nietzschéen à mon avis vers le dionysisme, mais il croit découvrir en Nietzsche deux hommes antagonistes, l’apollinien, l’homme de la cul-