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isolés, et l’on a ainsi trouvé d’instinct leurs parties constitutives, déjà assemblées d’ailleurs dans quelques jeux d’orgue, dits de fourniture. Mais il n’en ira pas toujours ainsi. Dès aujourd’hui un grand nombre d’accords ne s’expliquent pas par l’imitation d’un tube ou d’une corde vibrante. Je sais bien qu’on peut, moyennant certains artifices, réduire ces accords à des séries d’harmoniques ; mais il faut pour cela intervertir l’ordre des notes, les changer d’octave, et ne pas tenir compte du tempérament qui ne permet guère de prendre un si bémol pour le septième harmonique d’ut, ni un fa dièse pour le treizième. Si d’ailleurs on analyse l’impression que ces accords nous donnent, on reconnaît qu’elle doit son charme justement à un caractère irrégulier, insolite, unique, qui est celui d’un phénomène naturel, d’un bruit, non d’un produit de l’industrie humaine, d’un son.

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La musique en effet ne diffère des autres arts que par des difficultés particulières, non par son point de départ, qui est la nature même. Mais le monde sonore qu’elle veut imiter est un monde instable, qu’on ne peut étudier à loisir, comme le peintre son modèle. Rien d’étonnant à ce qu’elle n’ait d’abord attrapé la ressemblance qu’au prix d’une grande simplification. Le musicien qui travaille avec les notes de la gamme est pareil à un paysagiste qui n’aurait sur sa palette que sept ou bien douze couleurs, qu’il lui serait interdit de mélanger. On reconnaîtrait cependant un arbre, une rivière, un champ de blé, mais à condition d’être au courant du procédé. C’est notre cas ; un jour viendra où nos symphonies pastorales sembleront aussi peu nuancées que des icônes byzantines ; ce jour-là seulement, la musique sera parvenue au point où est aujourd’hui la peinture : les sensations qu’elle nous donnera seront, à peu de chose près, celles mêmes que nous font éprouver les objets. Elle sera libérée de ces conventions : les gammes, qui ne retiennent, dans l’immense variété des mouvements vibratoires, qu’un nombre infime de valeurs arbitrairement choisies, et les instruments, qui ne nous font connaître chacun qu’une seule manière de combiner entre eux ces mouvements. Ses mélodies ne seront plus des lignes brisées, en forme d’escalier, mais des courbes lentement infléchies ; ses harmonies ne seront