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les conventions se détendre, l’une après l’autre, et les sens se substituer à l’intelligence. Nous devons donc supposer qu’on arrivera à régler le son avec une précision croissante. Mais est-ce dans la hauteur qu’on établira des subdivisions nouvelles ? Sans doute, un temps viendra où on ne se contentera plus du demi-ton, comme unité de distance ; selon le vœu que formait déjà Costeley à la fin du XVIe siècle, on saura mesurer des intervalles plus étroits. Mais ce progrès n’est pas prochain, parce qu’il exige une réforme dans la construction des instruments, les doigtés, et le système de notation. Il est une autre détermination, à laquelle on s’applique depuis deux siècles seulement, et qui ne demande d’abord, pour être poussée plus loin, qu’une utilisation meilleure des ressources présentes : c’est celle du timbre, ou de la sonorité.

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La musique grecque ne connaissait que trois sonorités : celles de la voix, de la lyre et du hautbois. La musique du Moyen-âge et de la Renaissance est beaucoup plus riche, mais indifférente à la qualité : ce qui se chante peut aussi se jouer, et il est rare que le compositeur réclame un instrument, plutôt qu’un autre[1] ; on emploie ceux dont on dispose : une harpe, trois trombones, un clavicorde, ou bien des luths, des violes et des cornets ; on n’observe aucune loi d’association. Au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, l’orchestre se régularise, mais, sauf à de certains endroits, où s’isolent un ou deux instruments, on ne cherche à produire d’autres différences que celles de l’intensité. Et ce qui est écrit pour une grande symphonie se réduit tout aussi bien pour un petit concert, ou pour clavecin. La musique existe par ses notes seules ; la sonorité est un caractère accidentel, qu’on peut négliger. Le sentiment du timbre, déjà très vif chez Rameau[2], se développe par la suite, et Wagner

  1. Il faut citer comme une remarquable exception la belle chanson de Pierre Fontaine (XVe siècle), publiée par M. Pierre Aubry (Sammelbaende der internationalen Musikgesellschaft, VII, 4, p. 526), où la partie de contraténor est expressément attribuée à la trompette, c’est-à-dire au trombone. Nous nous sommes autorisés de cet exemple, M. Aubry et moi, pour faire jouer à un trombone, amorti d’un alto, la partie de ténor dans une pièce d’un contemporain, Henrich Isaak (La-mi-la-sol). L ’effet est fort beau : le compositeur ne l’a pourtant pas indiqué.
  2. Les « philosophes », fort pauvres partisans du progrès en musique, ne le lui pardonnent pas, et Rousseau écrit, dans sa Lettre sur la musique française (1753), à la page 158 (éd. Petitain) : « De faire chanter à part des violons d’un côté, de l’autre des flûtes, de l’autre des bassons, chacun sur un dessin particulier, et presque sans rapport entre eux, et d’appeler tout ce chaos de la musique, c’est insulter également l’oreille et le jugement des auditeurs. » Disons pour son excuse que peut-être l’orchestre de l’Opéra faisait, en effet, un chaos d’une musique claire et toute en reliefs : il s’en montre bien capable encore aujourd’hui.