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Production et perception d’ailleurs sont étroitement solidaires. Des instruments imparfaits émoussent la finesse de l’oreille et ne lui permettant pas de se développer ; toute amélioration de facture a presque aussitôt un contrecoup dans la musique. Les anciens Grecs n’avaient que des sortes de hautbois, d’une perce très rudimentaire, et des lyres, où seule la tension des cordes est variable, non leur longueur. Il leur était donc fort difficile de régler la distance de leurs notes et de la conformer aux expériences, très délicates, qu’ils faisaient sur le monocorde. Seule la quarte, la quinte et l’octave avaient des grandeurs fixes[1] ; pour les intervalles plus petits, on était libre, et les savantes classifications des théoriciens, habiles à distinguer les quarts de ton enharmoniques,les demi-tons chromatiques, les tiers de ton, et les autres « nuances », ne traduisent que l’incertitude de l’usage. L’invention des orgues, à l’époque alexandrine, permit enfin de fixer, une fois pour toutes, chaque note d’une gamme donnée. Transmis au Moyen-âge, ces instruments assignèrent une forme définie, et qu’on pouvait croire immuable, aux modes de la musique : la forme diatonique, qui sagement mélange cinq tons et deux demi-tons. Mais la série, établie dans une certaine octave, ne pouvait se transposer indifféremment à toute autre : dès qu’on s’écartait trop de l’origine, les proportions n’étaient plus gardées, car les intervalles, d’abord tirés de la quinte et de la quarte, selon la règle pythagoricienne, puis de la tierce consonante, n’étaient pas exactement superposables. Or la polyphonie, c’est-à-dire l’art d’associer les voix ou les parties d’instruments, avait fait naître le sentiment de l’accord, et, avec lui, le besoin de la modulation. Les huit ou douze modes ecclésiastiques se réduisaient peu à peu à deux gammes, fondées sur les deux premiers accords de trois sons, le majeur et le mineur, et ces deux gammes, toujours pareilles à elles-mêmes, voulaient retrouver la diversité par leurs changements de situation : d’où la multiplication des dièses et des bémols, qui vinrent recouper chaque ton entier, et diverses tentatives

  1. C’est ce que la théorie exprimait en qualifiant d’immobiles (ἀκίνητοι) les sons qui limitent ces intervalles ; les sons intermédiaires étaient mobiles (κινούμενοι φερόμενοι).