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indéfiniment souples, ne se fait pas faute d’employer les figures du contrepoint, même les plus rigoureuses, l’imitation ou le canon[1], lorsqu’elles conviennent à sa pensée ; et, pour trouver des plans aussi réguliers et solides que les siens, il faudrait remonter jusqu’à Mozart. D’autre part, César Franck, dont se réclament M. Vincent d’Indy et ses disciples, n’est pas seulement un bon ouvrier de la fugue : il a un sentiment personnel de l’harmonie ; c’est même là le plus précieux de ses dons.

Il est donc fort probable que le contrepoint comme l’harmonie auront, dans les temps futurs, des représentants. Mais ces deux mots désigneront sans aucun doute des assemblages de sons très différents de ce que nous avons coutume d’entendre, et dont notre oreille serait, au premier abord, fort déroutée. Il n’y a pas de chance pour que la musique se modifie, dans l’avenir, avec moins de rapidité que jusqu’à nos jours. Bien au contraire, le mouvement qui l’entraîne, avec les autres arts et les sciences, s’est toujours accéléré depuis une dizaine de siècles. Imaginons Gui d’Arezzo écoutant un motet du XIIIe siècle, Ockeghem ressuscitant au temps de Roland de Lassus et de Claude Lejeune, Lully assistant à Parsifal, ou Rameau à Pelléas et Mélisande, et nous n’aurons qu’une bien faible idée de la stupeur où nous serions plongés, sitôt entrés dans une salle de théâtre ou de concert, vers le début du XXIIe siècle. Sans doute recevrions-nous quelque vague impression de grandeur et de force, ou bien de délicatesse et de douceur ; mais nous serions incapables et de suivre l’œuvre et de lui assigner une signification quelconque, parce que nous ne pourrions ni démêler ni coordonner nos sensations. Les lois générales de l’art ne varient pas plus que celles de l’esprit humain ; ce sont les moyens qui se modifient, au point de rendre presque inintelligible aux grands-pères le langage de leurs petits-fils. Ce n’est donc pas une discussion d’esthétique qui pourra nous faire augurer quoi que ce soit sur la musique de l’avenir, mais l’étude du progrès qui surviendra dans la production et la perception du son.

  1. On trouve un canon strict à l’octave entre les violons, puis les flûtes, et le basson, dans Pelléas et Mélisande, à la 3e scène du 4e acte, quand Yniold veut soulever la grosse pierre, et qu’elle résiste (p. 309 de la partition d’orchestre). Dans l’une des œuvres de piano les plus récentes. Et la lune descend sur le temple qui fut, la première idée est tracée avec des accords, et la seconde se compose de deux mélodies conjuguées : ainsi l’harmonie et le contrepoint se répondent.