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MERCVRE DE FRANCE — 1-XII-1908

questions de politique, d’ordre social, d’éducation, ont été faussées à l’origine, parce que l’on a pris les hommes les plus nuisibles pour des grands hommes, parce que l’on a enseigné à mépriser les « petites » choses, je veux dire les affaires fondamentales de la vie… Or, si je me compare aux hommes que l’on a vénérés jusqu’à présent comme les premiers hommes la différence qu’il y a entre eux et moi saute aux yeux. Ces prétendus « premiers » je ne les compte même pas parmi les hommes, — ils sont pour moi le rebut de l’humanité, produits de la maladie et de l’instinct de vengeance. Ce ne sont que des monstres néfastes et profondément incurables, qui veulent se venger de la vie.

Je veux être l’opposé de ces gens-là. Mon privilège c’est d’avoir les sens très aiguisés pour tous les symptômes des instincts bien portants. Il n’y a chez moi aucun trait maladif ; même dans mes moments de maladies graves, je ne suis pas devenu morbide. On cherche en vain dans mon être un trait de fanatisme. À aucun moment de ma vie on ne pourra découvrir chez moi une attitude prétentieuse ou pathétique. Le pathétique de l’attitude n’appartient pas à la grandeur. Celui qui a communément besoin d’attitudes n’est pas franc… Gardez-vous des hommes pittoresques !

La vie m’est apparue facile, le plus facile quand elle exigeait de moi les choses les plus difficiles. Celui qui m’a vu durant les soixante-dix jours de cet automne, où, sans interruption, je n’ai écrit que des choses de premier ordre, des choses que personne ne pourrait imiter ou m’enseigner, avec la responsabilité des milliers d’années qui vont venir, celui-là n’aura su percevoir chez moi nulle trace de tension, mais bien plutôt une fraîcheur d’esprit et une gaieté débordantes. Je n’ai jamais mangé avec des sentiments plus agréables, je n’ai jamais mieux dormi.

Je ne connais pas d’autre manière, dans les rapports avec les grandes tâches, que le jeu. Ceci est la condition essentielle pour reconnaître la grandeur. La moindre contrainte, la mine sombre, la moindre attitude dure dans la nuque, tout cela sont des objections que l’on peut soulever contre un homme, et combien davantage contre une œuvre !… On n’a pas le droit d’avoir des nerfs… souffrir de la solitude, c’est là aussi une objection. Pour ma part je n’ai jamais souffert que de la