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ECCE HOMO

regard sur mon avenir — un avenir lointain ! — comme on regarde la mer calme, nul désir n’en agite la surface. Je ne souhaiterais nullement que les choses fussent autrement qu’elles ne sont ; moi-même je ne veux pas changer… Mais c’est ainsi que j’ai toujours vécu. Je n’ai jamais eu de désir. Quelqu’un qui, après sa quarante-quatrième année, peut dire qu’il ne s’est jamais soucié d’honneurs, de femmes et d’argent ! — Non point qu’ils ne m’eussent jamais manqué… C’est ainsi qu’un beau jour je devins par exemple professeur d’université, et sans y avoir songé, même de loin, car j’étais à peine âgé de vingt-quatre ans. C’est ainsi que, deux années plus tôt, je fus un jour philologue, en ce sens que mon premier travail philologique, mon début à tous les points de vue, me fut demandé par mon professeur, Ritschl, qui le fit paraître dans son Rheinisches Museum. (Ritschl, je le dis avec vénération, fut le seul savant génial que j’aie vu jusqu’à présent. Il possédait cette agréable dépravation qui nous distingue, nous autres habitants de la Thuringe, et qui rend sympathique même un Allemand. Pour arriver à la vérité, nous préférons parfois les voies détournées. Par ces paroles je ne voudrais nullement avoir estimé trop bas mon compatriote plus proche, le malin Léopold de Ranke…)

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On me demandera peut-être pourquoi j’ai raconté toutes ces petites choses, insignifiantes selon les jugements traditionnels ; on m’objectera que je ne fais que me nuire, alors que j’ai de grandes tâches à défendre. Je répondrai que toutes ces petites choses — nutrition, lieu et climat, récréation, toute la casuistique de l’amour de soi — sont à tous les points de vue beaucoup plus importantes que tout ce que l’on a considéré jusqu’ici comme important. C’est là précisément qu’il faut commencer à changer de méthode. Tout ce que l’humanité a évalué sérieusement jusqu’à présent, ce ne sont même pas des réalités, ce ne sont que des chimères, plus exactement des mensonges, nés des mauvais instincts de natures maladives et foncièrement nuisibles — toutes les notions, telles que « Dieu », « l’âme », « la vertu », « le péché », « l’au-delà », « la vérité », « la vie éternelle ». Mais on y a cherché la grandeur de la nature humaine, sa « divinité »… Toutes les