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MERCVRE DE FRANCE — 1-XII-1908

conservation commande, un instinct qui s’exprime de la façon la moins équivoque sous forme de défense de soi. S’abstenir de voir certaines choses, de les entendre, de les laisser venir à vous, premier commandement de la sagesse, première démonstration que l’on n’est pas un objet du hasard, mais une nécessité. Le mot courant pour cet instinct de défense s’appelle le goût. Son impératif commande non seulement de dire « non » quand le « oui » serait une preuve de « désintéressement », mais encore de dire « non » le moins possible. Se séparer, se mettre à part de ce qui obligerait toujours et encore à répondre par un « non ». La raison nous montre que les dépenses de force qui vont à la défensive, si petites qu’elles soient, lorsqu’elles deviennent la règle, l’habitude, provoquent chez nous un appauvrissement extraordinaire et parfaitement inutile. Mes grandes dépenses de forces ce sont les accumulations de petites dépenses. La préservation de soi, la défense des approches nécessitent une déperdition de forces — que l’on ne s’y trompe pas — une dilapidation de l’énergie, dans un but purement négatif. Quand on se tient sur la défensive, en prolongeant l’état précaire qui est conditionné par cette tactique, on finit par devenir tellement faible qu’on ne peut plus se défendre.

Admettez que je sorte de ma maison, et qu’au lieu de me trouver dans une rue de la calme et aristocratique ville de Turin je sois dans une petite ville allemande : mon instinct aurait alors à se garer, pour repousser tout ce qui viendrait à moi de ce monde écrasé et lâche. Ou bien encore je me trouverais dans une grande ville allemande, une création du vice, où rien ne pousse, où toute chose, en bien et en mal, est introduite du dehors. N’en serais-je pas réduit à me transformer en hérisson ? — Mais, se laisser pousser des piquants serait du gaspillage, double luxe, lors même qu’il nous est loisible de nous en passer et de garder les mains ouvertes.

Une autre mesure de la sagesse et de la défense de soi consiste à réagir aussi rarement que possible, à se soustraire aux situations et aux conditions où l’on serait condamné à suspendre en quelque sorte sa « liberté », son initiative, pour devenir un simple organe de réaction. Je prends comme terme de comparaison nos rapports avec les livres. Le savant qui en somme se contente de « déplacer » des volumes, — chez le