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ECCE HOMO

des nuances, la morbidesse psychologique, tout cela ne se rencontre qu’à Paris. Nulle part ailleurs on ne trouve cette passion pour tout ce qui touche aux questions de la forme, ce sérieux dans la mise en scène — c’est par excellence le sérieux parisien. En Allemagne on ne se doute pas de l’ambition énorme que nourrit au fond de son âme un artiste parisien. L’Allemand est bonasse — Wagner n’était rien moins que bonasse… Mais j’ai déjà suffisamment expliqué à quel domaine appartient Wagner (Par delà le Bien et le Mal, paragraphe 256), quels sont ses proches parents. Il est un de ces romantiques français de la seconde période, de l’espèce sublime et entraînante à laquelle appartenaientdes artistes comme Delacroix, comme Berlioz, possédant dans l’intimité de leur être un fond de ma ladie, quelque chose d’incurable, tous fanatiques de l’expres sion, virtuoses de part en part… Qui donc fut le premier partisan intelligent de Wagner ? Charles Baudelaire, le même qui fut le premier à comprendre Delacroix, ce décadent-type en qui toute une génération d’artistes s’est reconnue — il fut peut-être aussi le dernier…

Ce que je n’ai jamais pardonné à Wagner, c’est qu’il condescendit à l’Allemagne — qu’il devint Allemand de l’empire. Partout où va l’Allemagne elle corrompt la civilisation. —

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Tout bien considéré, ma jeunesse ne m’eût pas été tolérable sans la musique wagnérienne. Car j’étais condamné aux Allemands. Quand on veut se débarrasser d’une insupportable oppression on prend du haschisch. Eh bien ! moi j’avais besoin de Wagner, Wagner estl’antidote contre tout ce quiestallemand par excellence, — il est un poison, je n’y contredis pas… Dès le moment où ily eut une partition pour piano de Tristan — mes compliments M. de Bulow ! — je fus wagnérien. Les ouvrages antérieurs de Wagner m’apparaissaient comme au-dessous de moi — ils étaient encore trop vulgaires, trop « allemands »… Aujourd’hui encore, je cherche vainement, dans tous les arts, une œuvre qui égale Tristan par sa fascination dangereuse, par son épouvantable et douce infinité. Toutes les étrangetés de Léonard de Vinci perdent leur charme lorsque l’on écoute la première mesure de Tristan. Cette œuvre est absolument le nec plus ultra de Wagner ; les