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ECCE HOMO

erreur de faire valoir ici des excuses dites « morales », par exemple l’indiscutable pénurie d’une société suffisante ; car cette pénurie existe encore aujourd’hui, comme elle a toujours existé, sans que cela m’empêchât d’être gai et brave. Par contre, l’ignorance en matière physiologique — le maudit « idéalisme » — est la véritable fatalité de ma vie, ce qu’il y a de superflu et de bête en elle, quelque chose dont rien de bon n’est sorti, quelque chose pour qui nul accommodement, nulle compensation n’est possible. C’est par cet « idéalisme » que je m’explique toutes les méprises, toutes les grandes aberrations de l’instinct, tous les actes d’« humiliation » que j’ai commis, en m’écartant de la tâche véritable de ma vie. Pourquoi suis-je par exemple devenu philologue ? Pourquoi pas médecin ou du moins quelque chose qui m’eût ouvert les yeux ? Pendant que j’étais à Bâle, tout mon régime intellectuel, sans en excepter la division du temps, n’était qu’un gaspillage absolument insensé de forces extraordinaires, sans qu’il y ait eu compensation par l’adduction de forces nouvelles, sans que j’aie songé même à trouver une compensation à ce gaspillage. C’était l’absence de tout quant à soi, de toute sauvegarde d’un instinct impératif, c’était une assimilation de soi-même à n’importe qui, un « désintéressement », un oubli des distances, — quelque chose que je ne me pardonnerai jamais ! Lorsque je fus presque au bout, par le fait que j’étais presque à bout, je me mis à réfléchir à la profonde déraison de ma vie, à l’« idéalisme ». La maladie seule me ramena à la raison.

C’est vers un petit nombre de vieux auteurs français que je retourne toujours à nouveau. Je ne crois qu’à la civilisation française et tout le reste que l’on appelle en Europe culture me semble un malentendu, pour ne rien dire de la civilisation allemande… Les rares cas de haute culture que j’ai trouvés en Allemagne étaient tous d’origine française ; ainsi et surtout en était-il de Mme Cosima Wagner, la voix de beaucoup la plus autorisée en matière de goût que j’aie jamais entendue. — Si je lis Pascal, si je l’aime comme la victime la plus intéressante du christianisme, lequel a lentement assassiné d’abord son corps, puis son âme, comme le résultat logique de cette forme la plus effroyable de la cruauté inhumaine ; si j’ai quelque chose de la fantaisie capricieuse de Montaigne dans l’esprit et — qui sait — peut-être dans le corps ; si mon goût artistique