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manger de la vieille rentière. Mme  Fridaine ignora toujours la trahison de sa plus tendre et meilleure amie.

VII

Le printemps vint. Par les aubes claires fleurissant le ciel, Annette se levait pour aller chercher une boîte à lait et des croissants chauds. Elle avait seize ans. Le ciel glissait entre les branches chargées de bourgeons pointus. Annette, dans l’ébouriffement du matin, était plus jolie. Volontiers elle traînait la pantoufle et s’oubliait à jaser aux portes. Quelquefois, par surprise, elle courait embrasser sa sœur. Au retour dans la grande rue, elle rencontrait des employés des « Armes de Beaumont » qui se rendaient à leur magasin. Des « Pstt… Pstt » la poursuivaient et la faisaient rire. Elle fuyait au galop et rentrait dans la boutique, rose et haletante. À la longue, pourtant, elle remarqua dans le groupe des employés un certain petit brun. Quand il lui dit un mot elle ne dédaigna pas de répondre et, plus tard, elle l’accompagna, derrière la rue des Dames, dans un chemin solitaire bordé de palissades dont les trous laissaient fuir des vols de liserons.

C’est ainsi que les jeunes gens s’accordèrent. Annette en éprouva beaucoup de joie. Toutefois, elle n’osa conter la chose à Mme  Fridaine. Elle s’en remettait à l’avenir du soin de régler son sort. En attendant, elle acceptait sans murmurer la triste vie qui lui était faite. Grand’mère, en vieillissant, devenait maniaque. A présent, pour combler le vide des jours, elle imaginait de sortir les cartons un à un et de refaire toutes les étiquettes. Elles s’installaient l’ une en face de l’autre et elles écrivaient. Les clients ne les troublaient guère. Quand il en venait un, par hasard, on l’accablait de prévenances comme s’il eût fallu dépenser d’un coup toutes celles qu’on tenait en réserve depuis longtemps. Les voisins, entre eux, plaignaient Annette. Bien qu’ils fussent au courant de son aventure, ils n’en soufflaient mot à grand’mère. Secrètement ils approuvaient la petite et raillaient l’aïeule. Le matin, quand on lui demandait des nouvelles de sa grand’mère, Annette rougissait. C’était une fille de son temps. Elle n’avait pas les idées de la vieille femme, mais son respect filial la détournait de le proclamer. Il entra petit à petit une grande pitié dans son affection. Quand grand’mère parlait des « brigands » de la maison