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M. de Rufîé, Pierre, va aimer (sans deviner l’inceste) cette char­mante jeune fille qui est sa demi-sœur. En vain M. et Mme  de Ruffé luttent-ils âprement pour briser cet amour qui est leur remords, les deux jeunes gens s’acharnent à se chercher, à se chérir, à s’épouser l’un l’autre. À la fin, cette constance est récompensée et la vie l’emporte avec son exigence et sa vérité sur les conflits de race, de religion et de famille suscités au­ tour des hardis enfants par ceux qui n’ont pas eu le courage de leur amour. Avec Suzeraine, la revendication en faveur du même but heureux n’est ni moins obstinée ni moins émou­vante ; et c’est une fort bonne œuvre que celle où se voit une jeune femme mariée à un homme podagre, hargneux et laid qui va gâcher sa vie, lutter désespérément et, de tout son cou­rage, arriver enfin à conquérir la petite part de joie et de bonheur à laquelle sa jeunesse et son cœur ont droit. Une physionomie très attendrissante et très belle est, dans Suzeraine, celle du parrain Herbeaux, le confident secourable à tous les maux, la droite et sainte figure à qui rien n’échappe des laideurs et des misères du monde et qui s’efforce, avec toutes les précautions les plus dignes, à secourir au milieu des chagrins sa filleule accablée. Celui-là — on le sent — se fait l’avocat des idées de l’écrivain ; quand il parle, en termes si élevés, « du pauvre cœur humain », de ses défaillances, de ses peines et de ses désirs, enfin quand il déchire le mensonge avec ses mains d’apôtre et place au-dessus de tout la grande nécessité d’aimer et d’être aimé, il n’est que l’interprète élo­quent des pensées les plus chères à l’auteur du livre.

Georges Lecomte en chacun de ses ouvrages a placé, comme jadis les anciens le chœur dans leurs tragédies, un personnage central ou épisodique à la manière d’Herbeaux. En chacun de ces amers ou fougueux romans apparaît un être, qui, tout le long du livre par ses actions et par ses paroles, proteste au nom de la vie, au nom de l’amour, au nom de toutes les vieilles chimères éternelles que ne parviennent pas à tuer complète­ment les hommes, contre les convenances, contre les laideurs et contre les crimes. Dans les Valets nous verrons Clémence, une jeune fille tenir ce généreux rôle ; dans les Cartons verts ce sera Loriol, un fier, un indépendant ; dans le Veau d’or, ce sera la bonne grand’mère Rosalie, tendre et sage aïeule, la seule à parler raison au milieu des déments de la fortune ;