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formulé que, selon les circonstances et guidé par des considérations d’opportunité, Nietzsche se prononce tantôt en faveur de ce pouvoir et tantôt en faveur du pouvoir contraire ? Au point où nous en sommes, il m’importe donc autant qu’à M. Dumur de voir Nietzsche se prononcer en faveur du pouvoir d’arrêt à l’occasion de quelque phénomène. Et c’est bien, en effet, avec l’art de la Renaissance, avec l’art français des xvie, xviie et xviiie siècles, avec l’aspiration tardive de Goethe vers la même forme d’art, c’est bien l’introduction, — dans la technique de la pensée, — de la règle, de la mesure et de la contrainte que Nietzsche célèbre comme une résurrection des formes grecques. Mais il importe de dissocier ici l’idée de contrainte de celle de régression, l’idée d’impulsion de celle de progrès. Il suffit d’interroger la physiologie pour qu’elle atteste le caractère hautement évolutif des fonctions d’inhibition. Ces fonctions jouent dans l’art un rôle analogue. Or, les formes de la pensée grecque et latine dans le domaine de l’art, si l’on excepte peut-être l’architecture, sont marquées, par l’opportunité du compromis qu’elles ont réalisé entre la liberté de l’inspiration et la contrainte de la forme, d’un caractère infiniment supérieur, dans l’ordre de l’évolution, à celui que dénote la pensée du Moyen-âge. En matière d’art, c’est le Moyen-âge qui est archaïque en comparaison de la Grèce. C’est donc en considération de l’idée de perfection et d’évolution progressive que Nietzsche, dans ce domaine de l’art et à l’égard de circonstances et de périodes déterminées, — non en toute occasion (on ne le voit pas s’enthousiasmer pour la poésie de Delille), — prend parti pour le pouvoir d’arrêt.

Il est donc bien vrai qu’en fait, et dans le domaine de la contingence historique, Nietzsche se déclare tantôt en faveur du pouvoir d’arrêt et tantôt en faveur du pouvoir d’impulsion en vue d’une considération unique, celle de la perfection de la réalité en jeu qui est partout et toujours un compromis entre ces deux pouvoirs.

« Encore une fois, affirme M. Dumur, il n’y a pas dans Nietzsche cette rigueur analytique que M. Jules de Gaultier a mise dans ses propres conceptions. » Ceci est entendu, mais j’ai pris soin d’en avertir moi-même : « Nietzsche, il est vrai, ai-je noté, au sujet de la théorie du réel, n’a pas traité cette question de la même façon systématique dont on vient de l’exposer[1]. » Il n’y a en cause d’autre question que celle-ci : Nietzsche est-il en contradiction avec lui-même ? Est-il vrai qu’ayant formulé théoriquement une conception de la vie comme d’une chose devant se dépasser constamment elle-même, il se soit prononcé en toute circonstance concrète en faveur des forces d’inhibition ? El en est ainsi, disait M. Dumur. Or, il me paraît acquis, à la suite de ce débat et avec l’assentiment de M. Dumur, qu’en ce qui touche au phénomène chrétien, au protestantisme, à l’Église, à la Renaissance, sous ses aspects politiques, religieux et sociaux, — Nietzsche a pris parti, si l’on s’en rapporte à la conception qu’il se formait de ces divers phénomènes, en faveur du pouvoir d’impulsion, en faveur d’un principe de libération. Tout ce que pourra ajouter par la suite M. Dumur ne changera rien à ce résultat et ne pourrait déplacer l’objet précis qui était en litige. Je n’y répondrai donc plus ici, quel que puisse être l’intérêt de ses points de vue.

  1. Mercure du 16 avril. Le Bovarysme de l’Histoire, p. 580.