Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/116

Cette page n’a pas encore été corrigée

3oa MERCVRE DE FRANCE— 16-XI -1908 que les intelligences précoces s’étiolent beaucoup plus rapidement que les autres, nous pouvons renverser les termes de ce jugem ent et dire, en pensant à La Fontaine, que les vrais esprits d’élite, c ’est-à - dire ceux qui se maintiennent égaux et uniformes dans le temps, sont ceux qui, comme lui, restent longtemps à l ’état de larve et de chrysalide. » On a souvent parlé, et le poète lui-même, de la paresse du fabu­ liste. Sa paresse est plus laborieuse que le labeur de beaucoup de ses contemporains, mais il ne veut faire aucun effort pour travailler à ce qui ne le tente pas. Il n ’a pas de système préalable où classer ses découvertes, et il aime à pouvoir, selon son humeur, changer d’opinion et de philosophie. Voici un curieux schéma de la philoso­ phie du fabuliste : Il est un précurseur immédiat des encyclopédistes, car il a des tendances rationalistes. Comme les écrivains du xvme siècle, il possède déjà cet esprit critique, cette vaste curiosité qui constituent la base même de l’édifice scien­ tifique; de même qu’eux, il rejette comme, indémontrables, comme vains, les problèmes des éléments derniers des choses ; comme eux il délaisse et persifle la religion et les prêtres. Comme il n ’accepte que ce qu’il a lui-même contrôlé, il n ’a pas ce qu’on appelle de sens moral, au point de vue chrétien. Si même on l’observe de près, on doit reconnaître que la morale de ses fables est immorale, divinement immorale, comme la vie. M. N ayrac l ’insinue lorsqu’il constate que La Fontaine doit plutôt être rangé parmi les psychologues que parmi les moralistes. M. Nayrac voit encore dans La Fontaine un précurseur de Taine, même, davantage, un inspirateur du philosophe. Taine, en disant que « l ’hallucination est une perception fausse, et que la perception est une hallucination vraie» , n ’aurait fait que mettre en form ule scientifique une intuition du fabuliste, qui avait écrit que les yeux « ne nous trompent jam ais en nous mentant toujours ». On peut dire, à propos de l’impulsivité du fabuliste, qu’il ne cul­ tive obstinément aucun bovarysme, sinon celui, communà la plupart des hommes, qui consiste à chercher le bonheur dans la fem m e, c’est-à -dire, en dehors de soi-même. Nos bovarysmes ont d’ailleurs toujours un peu raison. L a Fontaine a la volonté d’obéir à ses im­ pulsions, ce qui est sans doute plus sage que de leur résister. Il ne s’intéresse qu ’à lui-même, mais ce lui-même, il le connaît, il a passé sa vie à l’analyser avec minutie. Et, comme c’est la femme et l’amour qui lui donnent le plus g ran d sentiment de puissance et de vie, il aime la femme, l ’amour et ses illusions. Nul n ’a mieux décrit les délices et les tourments de l ’amour, et on peut citer cette définition’ de la jalousie :