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le mien, l’avenir aéroplanique me semble tout à fait insignifiant. Et même si les plus chimériques rêves des Jules Verne, des Wells et des Robida se trouvaient accomplis, nous aurions toujours à vivre la même vie. Si une invention mécanique doit un jour bouleverser le monde, elle ne point pas encore.

m. del. — Tout ce que vous dites est très raisonnable, mais ne m’enlève rien de mes illusions. Laissez-nous nous amuser, que diable !

m. desm. — Oui, je me sens quelquefois trop raisonnable. Je ne participe pas assez aux rêveries populaires. Mon organisation physio­logique fait que je vis mal dans l’avenir. Le présent est pour moi tout ; il contient le passé aussi bien que le futur et ce qui fut ne m’in­téresse, ni ce qui sera, qu’autant que mon présent n’en est point troublé. Avec vos plaisirs futurs, vous me gâtez mes plaisirs de la minute. J’ai besoin de vivre au moment le meilleur de la civilisation, et vous venez me dire que ce moment gît dans les temps que je ne verrai pas !

m. del. — Quel égoïsme !

m. desm. — Cher ami, c’est avec de solides égoïstes qu’on fait les solides nations, et les humanités heureuses sont celles qui accomplis­sent leur vie sans se soucier des lointaines possibilités. Il n’est pas nécessaire que tout le peuple soit en état de constante insurrection intellectuelle. Un boulanger suffit pour mille habitants, qui n’ont qu’à manger le pain et n’ont pas besoin de savoir comment il se fait. Les inventions à grand fracas, quand elles se multiplient trop, compromettent l’équilibre humain. On s’habitue à vivre dans le devenir, qui est presque toujours l’impossible, et la beauté du présent échappe aux sensibilités trompées, qui la dédaignent. Sans doute, il faut, à moins de déchoir, que l’humanité travaille à se surmonter sans cesse, mais ni tout le monde n’est appelé à ce labeur, ni tout le monde n’est même appelé à le comprendre. C’est pourquoi, les nou­velles quotidiennes de l’aéroplanie surexcitent les cervelles populaires sans aucun résultat pour elles qu’une fièvre vaine. J’entendais l’autre jour blâmer violemment l’État de racheter les chemins de fer de l’Ouest au moment où les aérobus allaient rendre les chemins de fer ridicules et surannés. Un journaliste, d’ailleurs, lui donnait raison le lendemain en publiant sérieusement un tableau des distances aéroplaniques. Lyon, mon cher, est à 6 h. 30 de Paris en aéroplane et Toulouse à 9 h. 35. Hein ?

m. del. — Des mots en l’air.

m. desm. — En effet ; des mots en l’air, des mots en l’air.

REMY DE GOURMONT.