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devenu rythmique et ralenti comme une houle, s’imposait à ma rêverie, me berçait et me submergeait… — vraiment, qui avait parlé de « voir » ?

— Elle est lointaine disait-il, elle est lointaine, et s’enfuit tous les jours un peu. Elle est perdue, et s’en va tous les jours plus vite. L’harmonieuse a disparu. Comment rappeler la pauvre fuyarde ? J’imagine volontiers Orphée, le chanteur des chantres, abandonnant le monde aux milliers de lyres, et descendant aux antres infernaux — par quoi l’on peut symboliser exactement le grossier monde matériel, muet et sourd, le plus ignoble et le plus vrai des mythes que les hommes aient figuré. Armé et paré de ses harmonies magiques, Orphée dompte la matière, les rochers, les sables et les fanges ; il souffle, il anime, il féconde, il domine et passe en précurseur au milieu de troupeaux humains attardés : ceux qui voient ; ceux qui touchent ; ceux qui flairent ; ceux qui n’entendent pas. Et voici qu’ayant rejoint, à travers tant d’obstacles lourds, Eurydice, il s’abandonne à proclamer le plus tonnant des hymnes de joie voluptiale…

Voluptiale, répétèrent, dans un grand tressaillement, les quatre murs et la voûte. Les échos se pénétrèrent. La chambre resplendit. J’hésite à risquer cette comparaison : on eût dit un jeu de glaces, multipliant, répétant et décomposant des centaines de visions changeantes. Et puis tout décrut et s’apaisa. Les flammes qui chantaient dégagèrent à nouveau leur imperturbable tierce… Oui, une tierce majeure ; comment ne l’avais-je pas discerné plus tôt. N’était-ce que cela ?

— Orphée avait cru reconquérir et tout recouvrer. Il oubliait la souillure inévanouie de ce monde brutal, de ce monde où l’on dévisage, où l’on flaire, où l’on palpe, où l’on fourgonne dans les chairs, où l’on meurtrit, où l’on culbute, où l’on attise… Son amour vers Eurydice et son désir de l’aimer encore étaient demeurés purs, libres, harmonieux. Même avant que de quitter le séjour infernal, ne doutant pas du pouvoir de sa lyre sur la divine retrouvée, il voulut la réjouir d’amour. Il chanta…

Chanta… résonna l’espace. Mais la tierce épanouie des lampes se chargea d’un accord inquiétant : une troisième note, très poignante et dure, imposait sa quinte augmentée ;