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que d’un roman. Il se baissera pour vous dire mytérieusement à l’oreille : Bonaparte va passer le Rubicon et imiter César. Où a-t-il pris cette grande idée ? en causant avec son voisin, à la messe, où il va non pas par croyance, mais à ce qu’il imagine pour faire enrager la République.

Il plaint les prêtres ; parle de sa misère, de ses incommodités, qui toutes viennent de la révolution : tout ce qui arrive de fâcheux sur terre n’a pas d’autre source. Sa femme, sa fille sont attaquées de maux affreux d’estomac, c’est aux queues qu’elles ont amassé ce mal ; c’est à la suite du long jeûne, imposé il y a deux ans par Boissy d’Anglas. Ne croyez pas cependant qu’il lui en veuille ; il lui a pardonné ce dur carême ; il lui a rendu sa confiance parce que Boissy d’Anglas lui promet pour Pâques prochain les œufs rouges à la royale.

Le refrain éternel, c’est le malheureux sort des rentiers. Les mendiants de métiers sont de pauvres rentiers ruinés ; la République ne trouverait jamais dans ses ressources de quoi payer, je ne dis pas le principal, mais même les intérêts de toutes les rentes soi-disant appartenant aux prétendus rentiers : et voilà comme s’atténue l’intérêt que doit inspirer à l’homme sensible la position de quelques-uns de ces honnêtes créanciers de l’État.

Enfin tout est devenu rentier. Le vieux carrosse démantibulé, tiré par des haridelles attachées avec des cordes, ayant pour conducteur un cocher et un postillon en souquenilles, et dont les talons perçaient les souliers, ce plaisant attelage n’est plus la voiture du prétendant, c’est celle des rentiers.

Le boutiquier toujours avide, murmure, mais il est tranquille ; on dirait qu’il s’est aperçu qu’il perd ses paroles, et qu’on y fait peu d’attention. Les gens aisés ont pris un sage parti : ils ne se mêlent plus de politique ; ils ferment l’oreille aux discours des remuants, rient de la guerre des journalistes, n’étudient à leurs toilettes que les cases de leurs nécessaires et le cours des papiers, se mirent dans leurs bottes, et sont indifférents pour tout le reste.