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songer à détruire les passions, moteurs invisibles de notre être, nous les regardons comme un don précieux qu’il faut économiser avec soin. Heureuse l’ame qui possede des passions fortes ! elles font sa gloire, sa grandeur & son opulence. Un sage parmi nous cultive son esprit, rejette les préjugés, acquiert les sciences utiles & agréables. Tous les arts, qui peuvent étendre son esprit & le rendre plus juste, ont perfectionné son ame : cette tâche finie, il n’écoute plus que la nature soumise aux loix de la raison, & la raison lui prescrit le bonheur[1].

  1. Le feu des passions n’est pas la cause de nos désordres : ce coursier fougueux, indompté, qui s’emporte sous la main d’un mauvais écuyer, qui le renverse & le foule aux pieds, auroit obéi au frein sous la baguette d’un maître intelligent ; on l’eût vu remporter le prix d’une course glorieuse. La foiblesse des passions indique notre indigence. Qu’est-ce en effet que ce citoyen pesant, taciturne, dont l’ame insipide n’a de goût pour rien, qui est paisible, parce qu’il est inactif, qui végete, conduit facilement par le magistrat, parce qu’il ne sent aucun désir ? Est-il homme ou statue ? Mettez auprès de lui un homme tout plein de sentimens vifs : il se livrera à l’impétuosité de ses passions & il déchirera le voile des sciences ; il fera des fautes, & il aura du génie. Ennemi du repos, avide de connoissances, il puisera dans le choc du monde cet esprit élevé & lumineux qui servira la patrie ; il donnera peut-être prise à la censure, mais il aura déployé toute l’énergie de son ame : les taches qui la couvroient disparoîtront, parce qu’il aura été grand & utile.