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avoit pressenti son immortalité. Il est vrai que la fable est le ton allégorique de l’esclave qui n’ose parler à son maître ; mais comme elle tempere en même tems ce que la vérité peut avoir de dur, elle doit être longtems précieuse sur un globe livré à toutes sortes de tyrans. La satyre n’est peut-être que l’arme du désespoir.

Que ce siécle avoit mis ce fabuliste inimitable au dessus de ce Boileau[1], qui, (comme dit l’abbé Costard) faisoit le dictateur au parnasse, & qui, privé d’invention, de génie, de force, de grace & de sentiment, n’avoit été qu’un versificateur exact & froid. On avoit conservé plusieurs autres fables, entre autres quelques-unes de la Motte & celles de Nivernois[2].

Le poëte Rousseau me parut bien chétif : on avoit gardé quelques odes & cantates ;

  1. Le critique qui, au lieu d’éclairer un auteur, ne veut que l’humilier, décele sa vanité, son ignorance & sa jalousie ; sa malignité ne peut lui permettre d’appercevoir nettement le bon & le mauvais d’un ouvrage. La critique n’est permise qu’à celui en qui les lumières, le discernement & la probité ne sont altérés par aucun intérêt personnel. Ô critique ! comprends-toi bien, & si tu veux juger sainement de quelque chose, juges que livré à tes seules lumières tu ne sais juger de rien.
  2. Dans sept cens ans on ne se souviendra probablement point que ce charmant fabuliste a été un duc, un cordon bleu, mais bien qu’il fut un philosophe ingénieux.