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MÉPHISTOPHÉLA

trois ans ce fut leur commune folie de faire chanter et crier sous leurs doigts les voix sans paroles de la passion et de l’angoisse, d’enfoncer leurs âmes, comme en un céleste enfer, dans la torture délicieuse de tout sentir et de ne rien comprendre, dans l’infini de l’inexprimé. On disait par la ville que ces deux demoiselles étaient d’excellentes musiciennes ; mais que, vraiment, elles choisissaient des « morceaux » bien difficiles, qui n’amusaient pas tout le monde. Pourtant, on avait pris l’habitude — oisiveté provinciale — d’ouvrir la fenêtre, le soir, pour les entendre, ou même de se grouper, comme on fait aux heures de musique militaire, sous la croisée de la chambre où elles jouaient. Elles ne savaient pas qu’on les écoutait. Assises l’une à côté de l’autre devant le clavier, tourmentant les touches, arrachant à l’instrument des appels et des râles, elles mêlaient leurs propres voix à l’envolement des sonorités ; toujours plus éperdues d’éprouver sans penser, de s’écouter elles-mêmes sans se deviner. Lorsque les gens, las de bruit, presque effrayés enfin de cette maison d’où sortait une musique comme démoniaque, étaient rentrés chez eux, à l’heure où rarement, dans le silence, sonnait le pas titubant de quelque soldat ivre regagnant la caserne,